Leçon d’humanité et de pouvoir

19-28 novembre 2016   – Teatro Real, Madrid 

La représentation du 26 novembre est retransmise en direct par la Radio diffusion de l’Union Européenne 

La clémence de Titus (Clemenza di Tito) de Wolfgang Amadeus Mozart 

mise en scène Ursel et Karl Ernst Herrmann, scénographie, costumes, lumières Karl Ernst Herrmann 

direction musicale Christophe Rousset, Chœur et orchestre du Teatro Real

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         La clémence de Titus, le dernier opéra de Mozart, commande pour le couronnement de Léopold II en tant que Roi de Bohème, fut créé à cette occasion à Prague en 1791. La carrière de cet opéra a eu des hauts et des bas : très représenté jusqu’en 1825 il tombe dans l’oubli et revient sur les scènes plus d’un siècle après, à partir de 1949. Sa véritable réhabilitation fut impulsée par Gérard Mortier, rénovateur de la scène opératique, directeur de plusieurs Opéras dont La Monnaie à Bruxelles, l’Opéra de Paris, le Teatro Real de Madrid, qui en 1982 a commandé à Ursel et Karl Ernst Herrmann la création de La clémence de Titus à La Monnaie de Bruxelles. Sa mise en scène qui, dans sa lecture, a décapé totalement cette œuvre, devenue depuis une mise en scène de référence, a tourné dans plusieurs Opéras européens, entre autres en France à Paris, Strasbourg, Aix-en-Provence et en 2012 à Madrid. Cette trajectoire a contribué considérablement à l’intégration de cette œuvre dans le répertoire opératique mozartien réduit jusqu’à là à quelques quatre ou cinq titres.  La nouvelle production du Teatro Real de Madrid de La clémence de Titus, créée cette année au Festival de Salzbourg, est un hommage à Gérard Mortier, disparu en 2014. C’est toujours Karl Ernst Herrmann qui, avec sa femme Ursel Herrmann, signent la mise en scène de la nouvelle production de La clémence de Titus. Scénographe remarquable, Herrmann, qui a travaillé avec Peter Stein, Luc Bondy, Claus Peymann, propose une vision scénique très épurée, lumineuse, limpide qui va à l’essentiel de l’œuvre sans réduire sa complexité dramaturgique. Le chef d’orchestre français Christophe Rousset réinterprète magistralement la partition mozartienne, en relevant avec finesse les articulations et les contrastes instrumentaux. L’excellence des chanteurs qui avec brio affrontent les difficultés de certaines parties vocales contribue grandement à la réussite totale de cette production. La clémence de Titus  met en scène les vicissitudes du pouvoir, le nœud complexe des conflits politiques et humains dans lequel est pris le magnanime monarque, l’Empereur Titus. La magnanimité, la générosité, la rectitude sont-elles compatibles avec l’exercice du pouvoir, avec les intérêts et les passions des uns et des autres ? Faut-il pour gouverner être violent, cruel, sans pitié ? « Pour gouverner il faut un cœur sévère, s’exclame Titus s’adressant à Dieu, arrachez moi l’empire ou donnez-moi un autre cœur. » La compassion, la clémence de Titus n’ont pas de limites. Il gracie, pardonne à tour de bras : aux conspirateurs, à Sesto son amis qui l’a trahi, à Vitelia qui trame sa vengeance par dépit amoureux. « Le pauvre mendiant peut dormir tranquille sous sa couverture de laine parce qu’il sait qui le hait et qui l’aime et n’a pas peur alors que le prince ne sait jamais ce qui se trame, ce qu’on dissimule autour de lui », déclare-t-il encore. Dès son arrivée Titus incarne la générosité. Il renonce au temple que le peuple de Rome veut ériger pour célébrer ses vertus en ordonnant de distribuer cet argent aux victimes de l’explosion du Vésuve. Bref c’est un monarque modèle autant dans sa gestion du pouvoir que dans ses relations sentimentales. Les intrigues politiques et amoureuses s’imbriquent dans la trame de l’opéra. Le triangle Titus, Vitellia amoureuse et chroniquement jalouse de lui et Sesto ami de Titus, aveuglément amoureux de Vitellia, le couple amoureux : Servilia, sœur de Sesto et Annio, ami de Titus, enfin Publio, chef de la garde prétorienne, sont les protagonistes de l’opéra. L’ambitieuse Vitellia, fille de l’empereur déposé, ignorée par Titus, animée par le désir de vengeance, manipule Sesto, l’obligeant à aller assassiner Titus. Ce dernier, après avoir renvoyé l’étrangère Berenice, décide d’épouser Servilia mais renonce quand elle lui révèle qu’elle aime Annio. C’est alors que Titus se tourne vers Vitellia mais il est trop tard pour arrêter la conspiration menée par Sesto et l’assassinat de l’empereur. Les retournements permanents de situations, les coups de théâtre se multiplient. On a reproché à la partition de La clémence de Titus le manque d’une unité stylistique et les écarts de la structure habituelle de l’opéra séria. Mais peut-être que cette ultime œuvre amorce un tournant dans l’écriture mozartienne, resté sans suite ? 

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       Les parties vocales écrites par Mozart pour des voix de chanteurs précis, exigent des registres très étendus et des tessitures dans les aigus extrêmement larges, tenues. Les rôles de Sesto et de Annio, écrits à l’origine pour des castrats, suivant la tradition de l’opéra du XVIIIe siècle, sont depuis chantés par des mezzo-sopranos. L’opéra s’ouvre par un récitatif sec ce qui est peu fréquent chez Mozart et c’est grandiose ! Les arias condensées assez court créent dès le départ une atmosphère d’urgence, de tension, renforçant l’effet de contraste avec des arias plus développées, plus soutenues. Dès son premier air, mélodieux, sublime, Jeremy Ovenden en Titus s’impose et nous pénètre de sa voix d’une grande pureté, magnifiquement nuancée qui monte en intensité dans ses deux autres grands airs, surtout dans son air final. Le premier duo d’Annio (Sophie Harmsen, mezzo) et de Servila (Ana Palimina, soprano) sublime la délicatesse et la grâce mozartienne. Maïté Beaumont, mezzo-soprano, en Sesto est extraordinaire dans son air « parto, parto » et d’une force expressive dans sa peinture du déchirement du personnage. Et que dire de la splendide Yolanda Auyanet, soprano qui brillamment oscille entre les aigus en exploitant avec virtuosité le registre des graves et nous subjugue par l’intensité dramatique dans ses échanges avec Sesto.  Le chœur, le peuple de Rome, grand protagoniste de l’opéra, est impressionnant dans le final du premier acte dans son dialogue avec les solistes. Dans la mise en scène résolument atemporelle d’Ursel et de Karl Ernst Herrmann il n’y a pas de références à l’époque romaine, ni à celle de Mozart, ni à l’actualité. Karl Ernst Herrmann a conçu pour La clémence de Titus des costumes intemporels et un espace abstrait, austère, lumineux dans lequel s’affrontent les passions et les désirs violents. Dans cet espace blanc, dépouillé, des murs des deux côtés, au fond un grand panneau, au milieu du plafond un grand trou. Dans le panneau du fond des portes qui s’ouvrent à certains moments laissent voir des perspectives : une suite de portes en profondeur par lesquelles arrive le peuple de Rome avec la maquette du temple dédié à Titus, une enfilade de couloirs avec au fond une statue, une vue sur la mer. Dans les ouvertures en haut du panneau du fond et des murs latéraux on voit à certains moments des personnages du chœur qui observent certaines situations. Les seuls éléments scéniques : deux chaises, quelques bouquets de fleurs au sol, un grand fauteuil blanc (le trône de Titus), la couronne de lauriers de Titus et une autre suspendue qui descend parfois, objet du désir, symbole du pouvoir que convoite Vittellia. Dans la scène où Sesto est condamné pour la tentative d’assassinat de Titus une grosse pierre descend par le trou dans le plafond pour l’écraser mais s’arrête et remonte quand Sesto est gracié. Dans une séquence apparaît une demi colonne creuse. À l’avant-scène, de chaque côté, un petit escalier qui descend vers la fosse d’orchestre. Vittellia s’y assoit à un moment, à un autre Sesto le descend pour se cacher. Dans l’option scénique des Herrmann, d’une extrême cohérence et concision dramaturgique et esthétique, pas d’effets inutiles, chaque élément, chaque détail, le moindre signe, est porteur de sens. Parmi les nombreuses scènes particulièrement belles je relèverais celle où Servilia découvre à Titus son amour pour Annio ou encore celle où Vittellia finit par avouer à Titus qu’elle a ourdi le complot, enfin celle où Titus en graciant Sesto lui enlève le bandeau qui lui couvre les yeux. La scène finale est impressionnante : le peuple romain sur les deux côtés du plateau, retenu par des cordes, loue la clémence et la magnanimité de Titus.

Crédit photo: Teatro Real