Une Utopie Théâtralе en plein centre de Moscou

La saison virtuelle d’ Electrothéâtre Stanislavski. Le Principe constant, le 6  et 7 mai. 1-ère partie;   le  7 et 8 mai, 2-ème  partie. Avec les sous-titres en anglais.  Cliquez ici pour voir le programme de spectacles en ligne

Un critique a comparé Boris Yukhananov au Fitzcaraldo de Herzog, qui  faisait construire un opéra en plein milieu de la jungle péruvienne. Metteur en scène,  réalisateur,  acteur, poète, peintre,  pédagogue, élève d’Efros et de Vassiliev, Yukhananov a créé en plein centre de Moscou un espace de théâtre expérimental unique en son genre. Le fait que son projet de reconstruction du théâtre Stanislavski ait été sélectionné sur concours de la Ville de Moscou en 2013, et qu’il en ait été nommé directeur artistique, constitue déjà en soi un véritable miracle. Et ensuite le projet grandiose a pu voir le jour grâce au concours du mécénat privé. Pareil à un mythe le lieu  matérialisant une pensée artistique est apparu.

Boris Yukhananov

Trad.  du russe par Bruno Niver

L’apparition de  L’Electrothéâtre Stanislavski  constitue un événement unique non seulement pour la Russie, mais aussi pour l’Europe et peut-être pour le monde. Le 26 janvier 2020, le théâtre a fêté ses 5 ans d’existence, et qui aurait pu imaginer  aujourd’hui que, malgré toutes les tendances actuelles, un espace théâtral d’un nouveau type ait pu être créé en 5 ans. Alors qu’on assiste partout à des réductions budgétaires, et que le travail de laboratoire n’est possible que dans les toutes petites structures indépendantes devant un public succinct, Yukhananonov a réussi à créer un gigantesque laboratoire artistique expérimental d’avant-garde. En 5 ans, il a réussi à former un public d’habitués, à faire venir la critique,  les sceptiques de profession et la jeunesse.

Boris Yukhananov a créé un théâtre, comme on fait pousser un jardin, enrichissant d’un nouvel engrais le terreau déjà existant. Les acteurs de l’ancienne école restés dans la troupe ont pu transmettre aux jeunes comédiens, leur rapport aux processus de répétitions, au théâtre, à leurs rôles. Cependant que l’apport de forces nouvelles et fraîches n’a cessé d’affluer et afflue  toujours d’ailleurs. L’idée d’une scène transformable, qui est à la base de la conception architecturale et technologique, a été déterminante pour la formation de la troupe du théâtre.

Depuis 2015, le théâtre a produit plus de 50 spectacles. La conjugaison de l’opéra avec l’art dramatique, le développement de nouvelles stratégies musicales et théâtrales, sont à la base de magnifiques et énormes projets expérimentaux. Les projets du directeur artistique ressemblent d’abord à des utopies, mais des utopies qui se réalisent. Elles ne se réalisent pas en flattant le goût du public, mais, à l’encontre de toute logique, en se compliquant. La naissance de ce théâtre, et les événements qui s’y produisent, tiennent du conte fantastique et de la métaphysique. C’est aujourd’hui un espace multiculturel contemporain à la mode au centre de Moscou.  Yukhananov, lui -même a créé en tant que metteur en scène toute une série de spectacles d’envergure : la trilogie de « L’Oiseau bleu », la série d’opéras « Les Tourbillons », le spectacle en deux parties «Le Principe constant», le projet de processus de développement perpétuel « L’âne d’or- Espace de travail ouvert », « Galilée. Opéra pour violons et un savant », l’opéra « Octavia. Trépanation », le spectacle de processus de développement perpétuel de six jours « Les Jeux orphiques. Punk macramé » d’après le mythe d’Orphée et Eurydice. Dans cet espace théâtral travaillent non seulement des metteurs en scène russes, mais aussi des célébrités européennes: Théodore Terzopoulos, Roméo Castellucci, Katie Mitchell, Heiner Goebbels.

L’Oiseau Bleu

Le théâtre a sa propre maison d’édition, qui imprime les programmes des spectacles, les journaux et les livres fixant et développant le contexte de création des spectacles, les textes de Boris Yukhananov expliquant les principes de construction et de développement de ce procédé théâtral particulier (le processus de développement perpétuel), et les livres d’autres auteurs sur l’histoire du théâtre.

Six importants compositeurs contemporains ont travaillé à la musique de la série d’opéras « Les Tourbillons ». Chacun a proposé son interprétation de ce roman poético-philosophique. L’opéra « Octavia. Trépanation » de Boris Yukhananov et du compositeur Dimitri Kourliandski a été montré au « Holland Festival » l’année du centenaire de la Révolution russe de 1917, et plus tard sur la scène du théâtre « Olympico » de Vincenze. Par ailleurs, Yukhananov a créé une série de voyages-spectacles ésotériques de plusieurs jours. Le premier d’entre eux est « L’Oiseau bleu », un voyage de trois jours à travers l’histoire de Maeterlink, l’histoire du théâtre et de la Russie. Ce spectacle permet aussi  d’admirer les infinies possibilités techniques de la nouvelle scène. Le spectacle de deux jours « Le Principe constant » d’après les textes de Caldérone et de Pouchkine, mêle la réalité des années 90 à celle d’aujourd’hui.

Pinochio

Fin 2019 a eu lieu la première des deux parties du mystère « Pinochio », d’après la pièce d’Andreï Vichnevski. « Pinochio » est l’occasion d’un dialogue entre le metteur en scène et le dramaturge. Ce « mystère théâtral » ne fait que commencer : les trois parties suivantes sont déjà en préparation. Les co-auteurs de ce dernier spectacle, sont Iouri Kharikov, scénographe de renommée internationale, créateur d’univers magiques et futuristes, et Alessio Nardin ( Alessio Nardin parla del suo lavore con le maschere), l’un des plus célèbres maîtres de la commedia dell’arte, qui a enseigné pendant plus d’un an le travail du masque aux acteurs. Son travail était orienté contre les clichés du genre, le masque étant utilisé comme un instrument permettant à l’acteur et au spectateur de prendre part au rituel. La création d’un nouveau monde angélique engendré par éclectisme, dans un dialogue avec les masques et la nature de l’acteur. Ce fut un travail de laboratoire consacré aux métamorphoses du corps, à l’étude de la dramaturgie du corps. Boris Ioukhananov appelle son « Pinochio » un méta-opéra,  résultat du processus de création d’univers et de textes en développement perpétuel.

Octavia

Ce n’est pas le premier projet de Boris Yukhananov, créé avec sa méthode du processus de développement perpétuel. L’autre, « Les jeux orphiques. Punk macramé », est une oeuvre en 33 actes, réunis en 12 spectacles, dans 12 décors représentant des salles différentes sur les murs desquelles sont dessinées 33 fresques. Le brodage de ce macramé dure six après-midis et six soirées. 100 jeunes metteurs en scène sortis de l’Ecole de Mise en Scène Individuelle (MIR 5) de Boris Yukhananov, y ont réinterpété le mythe d’Orphée et Eurydice.

Essayons d’analyser un peu plus en détails « L’âne d’or. Espace de travail ouvert », l’un des projets les plus révolutionnaires de Boris Ioukhananov à ce jour, dont la première a eu lieu en 2016: il s’agit d’une cession publique où l’on utilise la méthode du processus de développement perpétuel, en s’inspirant des métamorphoses d’Apulée. La création du spectacle est devenue le sujet du spectacle lui-même. 4 heures par jour durant 5 jours, les comédiens du théâtre ont montré leurs propres études ou modules, sur le thème de « L’âne d’or ». Lors de ces présentations publiques, Boris Yukhananov agissait comme un pôle d’attraction magnétique. Quelle que fut la qualité des modules présentés, les commentaires incroyables de précision et d’intelligence de Boris Yukhananov, qui s’était rebaptisé Isis pour l’occasion, étaient d’une extrême importance.

L’Ane d’or. La première partie , «La composition poilue »

La représentation pouvait être interrompue à n’importe quel moment, et personne ne pouvait être certain que tous les modules annoncés dans le programme seraient présentés au public. De plus, les 3 spectacles du soir, appelés « composition blanche », « composition poilue » et « composition noire-la ville » parce que faits de modules organisés entre eux suivant une gamme chromatique, pouvaient eux aussi être interrompus à tout moment par le metteur en scène. La structuration de cet événement en 5 journées n’est pas le fait du hasard : elle raconte le processus du dessin d’un papillon sous les yeux éberlué du public. Le dessin des ailes du papillon occupe les deux premières parties : « La composition poilue » évoque la partie supérieure de l’aile, et « La composition blanche » sa partie inférieure. Son corps, c’est « La composition noire-la ville ». Quand le papillon eut fini d’être dessiné, le cycle des compositions est entré au répertoire du théâtre. Nous reparlerons des papillons .

L’Ane d’or. La deuxième  partie, « La composition blanche »

Boris Yukhananov a créé un format théâtral jamais vu : un projet de processus de développement perpétuel, qui comprend jeu et apprentissage, répétitions et concerts individuels. La discussion publique des modules inspirés par « L’âne d’or » d’Apulée, devient une performance vivante, immédiate, et inimitable de Yukhananov-Isis.

Pendant le spectacle, on assiste à un voyage sans libris fabula, au cours duquel se produisent de perpétuelles transformations du sujet et des héros. Les créateurs de modules ne se limitent pas à un genre particulier. Les décors sont pour la plupart composés de colonnes et de bancs, modifiés suivant la partie : Dans la partie  « Poilue » les colonnes sont poilues, dans la  « blanche » elles sont blanches, et dans « La ville » elles sont noires.

Dans la salle et sur scène sont présents deux autres Isis, en plus du metteur en scène lui-même : Isis-Tsitser (Andreï Emélianov), et Isis-Klim (Klim Kozinski). Ces pseudos-metteurs en scène ont le droit de se mêler à l’action scénique, de la commenter, de donner leur point de vue, et de parodier Isis-Yukhananov.

Dans les compositions tous les genres sont mélangés : découlent les uns des autres, le mystère, la comédie musicale, le story-telling, le cirque, l’opéra. La composition « Poilue » a trait pour une grande part, au combat, à la résistance, à la nature de l’acteur ; la « blanche » évoque le monde divin. C’est la composition la plus légère et élégante. « La ville », c’est le monde des hommes, « l’érosion de la vie » au moyen de trompettes en plastique vert. Ces trompettes sont données non seulement aux acteurs, mais à une grande partie du public. Chacun peut faire son solo de trompette. La conception scénographique d’Ivan Kotckariov pour « L’âne d’or » est l’une des plus simples parmi les spectacles de l’Electrothéâtre. Mais comme cela fonctionne bien ! Le simple déplacement des colonnes, en interaction avec la partition lumineuse (Evguéni Vinogradov) et la vidéo (Eléna Koptiaeva) créent des univers dans lesquels il y a des espaces ouverts, des murs, et des labyrintes. Les costumes d’Anastassia Nefiodova sont toujours en relation avec l’action scénique qu’ils prolongent et révèlent, et souvent même motivent, d’une manière étonnante. Le spectacle forme un ensemble esthétique, dont chaque partie est différenciée, au sein d’une conception visuelle globale. Au fur et à mesure des trois actes, on se dissout un peu plus dans cet univers total.

L’Ane d’or. La deuxième partie , «La composition blanche »

Le thème de la composition « blanche », c’est l’adoration de la beauté. Certaines parties sont fixées à l’avance, mais d’autres conservent une part d’improvisations. Par exemple, l’épisode d’Amour et Vénus (Alla Kazakova, Anton Kampanine) comporte des zones d’improvisation dans sa structure. Les sujets d’improvisations sont définis à l’avance, mais peuvent changer au dernier moment. Parallèlement au texte d’Apulée, les acteurs inventent leur propres textes sous les yeux des spectateurs. C’est justement dans cet épisode, où Vénus ouvre « la boite de Pandore » en discutant avec Amour, qu’a lieu l’un des moments les plus beaux et les plus importants des trois parties de « l’âne d’or » : de vrais papillons, après s’être posés sur le coin d’une malle, s’envolent lentement à travers la salle. Ce vol de papillons est l’épicentre des trois compositions. L’événement a subrepticement pris son vol, il est sorti de l’ombre. Ensuite, on n’assiste plus qu’à la matérialisation de ce papillon sous une forme plus concrète. Le signe et le symbole du papillon créent un espace supplémentaire de transformations et de métamorphoses.

C’est la vie qui est propulsée vers la liberté, son envol vers la mort. Certains papillons n’arrivent pas à s’envoler, d’autres s’endorment sous nos yeux. Mais il y a toujours quelques papillons qui continuent à vivre et à voler dans la salle pendant la soirée suivante, pendant la composition « La ville ».

L’épisode « Le train d’Isis » est l’un des meilleurs rôles de l’actrice Tania Marinitchéva (Lucius-l’âne). On oublie quelles sont l’actrice et son école, tant on est totalement pris par son jeu qui nous fait éprouver tous les états de ses métamorphoses qui ont lieu sur scène. La scène d’amour entre  la Matrone et l’Ane (Ekatérina Andréieva et Azamat Nigmanov), est si subtilement chorégraphiée, qu’on n’est pas rebuté par le texte, mais transportés dans un lointain passé, où la frontière entre les Hommes et les dieux était aussi mince que celle entre les Hommes et les animaux. Quand le monde formait un tout.

Dans un autre épisode, d’une manière incroyable, les sons des violons se coulent dans ceux des scies. Les voix féminines ensorcelantes et méconnaissables forment une trame sonore.

L’Ane d’or. La deuxième partie , «La composition blanche »

Le final de la composition « blanche » enfonce les spectateurs dans leur fauteuil, comme au décollage d’un avion. Invraisemblable et profonde partition d’Isis (Ioulia Sémina) crée une zone de méditation. C’est magnifique d’un point de vue cinématographique, et on a en plus l’impression d’assister à un opéra cosmique. Les bras démesurés d’Isis se referment sur elle, puis, au moyen des mêmes colonnes, l’espace se referme autour d’Isis, ne laissant de la lumière qu’à l’intérieur.  L’espace s’ouvre à nouveau, et l’on voit maintenant une colonne de lumière d’or, qui unit les dieux, les hommes et tous les êtres vivants. On a l’impression d’être à la frontière entre la perte de soi, et la découverte, d’assister à une pérpétuelle définition et un effacement de ces limites. La salle était médusée. C’est seulement après le troisième salut des comédiens que les spectateurs ont commencé à revenir à eux.

La troisième composition « La ville », a trait à des histoires plus vulgaires, mais elle est irréprochable du point de vue de l’esthétique. Sur ce plateau, n’importe quelle histoire abracadabrantesque est polie jusqu’au miroitement. Par exemple, la scène du bain, dans laquelle Macha Belaieva et Andreï Emélianov se lancent des tomates mûres, pourrait très bien faire partie de la composition « blanche ».

Ce spectacle a montré une fois encore que les actrices de l’Electro-théâtre sont divines. Boris Yukhananov discerne en elles cet aspect divin, et le met en évidence. Il donne aux spectateurs la possibilité de voir une histoire incroyablement puissante, mais en même temps très douce et sensible, de d’apercevoir l’éternel féminin qui est en Isis, en Vénus, et même en Lucius-âne, car les interprêtes de ces rôles sont pleines de féminité.

Le démiurge Yukhananov crée non seulement la vague, qui porte sur la scène-rivage l’événement du processus de développement perpétuel, mais il fait aussi des expériences sur la perception du public.

L’Ane d’or. La troisième partie, « La composition noire-la ville »

La cession de processus de développement perpétuel de processus du projet « L’âne d’or »  dure plus de 50 heures : c’est un énorme travail intérieur, autant pour le metteur en scène et les comédiens, que pour le public. Yukhananov appelle ironiquement ses spectateurs assidus « dossidenti », ceux qui restent assis jusqu’au bout. (Jeu de mot avec « dissidents »  NDT). Bien entendu, les compositions qui sont déjà entrées au répertoire sont beaucoup plus courtes. Mais elles durent quand même trois soirées de quatre heures. Les spectateurs qui ont passé ce casting spécifique, subissent une transformation qui leur permet de participer à l’action scénique. Le fait qu’il existe des fans de ce spectacle, qui viennent le revoir plusieurs fois, prouve qu’il y a chez le spectateur un besoin de se sentir aussi auteur, dans un espace théâtral ouvert. Les commentaires théoriques et pratiques de Boris Yukhananov sont une sorte d’espéranto. Mais il semble que les comédiens, et derrière eux le public, entrent progressivement dans ce champ particulier d’acceptions, de  signes, de termes, dont certains se forment pendant le processus de discussion, et d’autres constituent depuis longtemps le catalogue terminologique du metteur en scène et théoricien du théâtre. Personne ne peut à ce moment entrer en conversation (avec le metteur en scène NDT) : c’est une performance méditative, qui ouvre encore plus largement, ou plutôt fait éclater l’espace théâtral. Pourtant, il arrive que Yukhananov close le processus par des commentaires extrêmement simples, clairs et presque lyriques. Dans la salle, on comprend que quel que soit le spectacle que l’on voit sur scène, son atmosphère générale, son rythme, sont communiqués par l’état d’esprit du metteur en scène à ce moment donné. Il est évident que Boris Yukhananov, est parfaitement conscient de l’importance de son influence sur le processus de création, qu’il sait intelligement, précisément et au bon moment orienter l’action, et donner la possibilité d’une synthèse entre la profondeur et la l’éphémère.

Non seulement les artistes de la troupe de l’Electrothéâtre, mais aussi des anciens élèves « MIR4 », l’Atelier de Mise en scène Individuelle, créé par Yukhananov en 1988, prennent part au projet « L’âne d’or. Espace de travail ouvert » De son atelier sont sortis des metteurs en scène, des comédiens, des producteurs, des auteurs dramatiques, et des compositeurs. Le créateur de l’Atelier, forme des professionnels de tous horizons, il développe non seulement leur potentiel personnel, mais aussi leur universalité.

Le processus organique et vivant de développement de nouvelles formes théâtrales, la réunion du concret avec l’abstrait, de très profondes traditions d’avant-garde, des mélanges inédits, le collage des structures entre elles selon une logique intuitive, la synthèse de subtilités anthropologiques, le show et le rite, tout cela n’est qu’une partie des processus bouillonnant dans ce chaudron théâtral. L’espace théâtral forme lui-même une ruche, dans laquelle chaque mètre carré produit le miel de la création, et où, bien mieux que n’importe quel article théorique ou leçon, chaque espace alvéolaire insuffle la puissance créatrice aux comédiens, metteurs en scène,  étudiants, spectateurs.

Crédit photo:  Андрей Безукладников/Andrei Bezoukladnikov