Postface (à la Préface)

Elle n’est plus ! Laurencine a entendu le silence, Laurencine a été effrayée par ce silence, Laurencine a ouvert la porte et pénétré dans l’appartement, Laurencine, à qui elle louait cet appartement à Paris, place Gustave-Toudouze, a ouvert la porte avec sa clé et elle est entrée dans le couloir. Je ne sais pas ce qu’il y a eu après, ce qui s’est passé d’autre… Elle n’est plus ! Les « pompiers » sont arrivés. Ils ont enlevé le corps, ils l’ont emporté dans un frigidaire. L’appartement est sous scellés. Natalia passera cette nuit dans un frigidaire Son corps va geler, elle n’aimait pas le froid, tellement pas, son âme, si son âme est restée dans son corps, si son âme ne s’est pas  envolée au moment de sa mort subite, son âme va commencer à escalader ce corps glacé pour s’en échapper vers le néant. Isaeva Natalia n’est plus parmi nous !

J’ai passé vingt et un ans aux côtés de Natalia, je l’ai accueillie dans ma vie, déchirée et exsangue après l’assassinat de son mari, Sergueï Isaev, toutes ces années nous avons été amis. Non, c’est elle qui m’a accueilli, moi, le banni du théâtre, de la ville, de la patrie ! « Années de voyage » — c’est ainsi qu’elle intitulera son livre-essai sur moi. Vingt et un ans !

Cet été, après s’être fait vaccinée pour la seconde fois sans être remise encore de deux mois d’une pneumonie qui la faisait s’étouffer, Natalia a supporté debout sur ses deux jambes la grave arythmie de son cœur, les médecins grecs l’ont envoyé en urgence en réanimation — soit vous vous mettez sous la capsule, soit vous allez jusqu’au temple le plus proche, vous priez Dieu et faites vos adieux, choisissez, le taux d’hémoglobine est tombé, il a atteint le chiffre critique de la non-vie. Les médecins de l’île de Leros ont réussi à tirer Natalia d’affaire, mais pas pour longtemps ! Un électrochoc seul pourrait vous sauver d’une mort accidentelle sur la route du retour, des médicaments puissants sont aussi possibles, mais où les trouver, comment organiser en pleine pandémie une visite chez le cardiologue, pour obtenir une  ordonnance, soixante jours d’attente  avant de voir un médecin, elle avalait des cachets de manière régulière et chaotique, et puis il a fait froid à Paris, de nouveau elle a attrapé une pneumonie grave, mais elle anesthésiait la maladie par des cours online sur l’histoire de la philosophie, on me paye un peu pour ces cours, je suis tellement heureuse , plus de trente cours brillants, après lesquels elle s’évanouissait, puis elle s’en sortait jusqu’aux cours suivants. La maladie sembla s’éloigner, la toux se calmer, le cœur se tranquilliser. Mais pas pour longtemps ! Elle a attrapé la covid pour la seconde fois !

L’année 22 est arrivé ! Le jour de l’an passé, Natalia a rencontré nos camarades, anciens élèves de l’école de théâtre de Lyon, ils cherchaient ensemble la façon de préserver de l’oubli les archives lyonnaises du département de formation à la mise en scène, quatre heures dehors, il faisait soleil, c’était joyeux, un nouvel an au paradis, le lendemain matin elle reçoit un message : pardonne-moi, j’ai un test positif , je ne le savais pas, j’ai été au studio de répétition mais mon test est positif, je reste couché, je me confine.  Je vais rattraper la covid ! Une fois de plus ! On dit que chez les vaccinés la maladie est plus légère, pourtant, elle n’est même pas malade — le premier, le deuxième, le troisième jour —le test est positif, la température pas trop élevée, 38° la nuit, au matin elle redevient normale, elle ne veut pas aller voir les médecins, « si je tombe malade, je n’irai pas voir les médecins… » À Moscou, je suis au théâtre tous les soirs, à Paris, elle prépare la traduction d’un nouveau bouquin « psychologique », une commande, on paye peu, mais le texte est facile, pas familier, mais intéressant.

Il y a deux jours , je lui écris une lettre, mes commentaires sur un spectacle et une pièce, la pièce est virtuose, le spectacle est ordinaire, mais sincère,  ma lettre reste sans réponse, c’est arrivé  parfois auparavant, quand elle était malade, elle se cachait, elle s’enfermait, ne se montrait plus sur l’écran de son iPad, sauf à se parer de guirlandes qui lui donnaient une beauté hors du commun, je ne veux pas être laide, et  que la pénible maladie  qu’elle voulait ignorer ne se voit pas, juste sa voix un peu éraillée, juste ses yeux immenses, ronds, fous, juste ses yeux ronds te regardent derrière une monture ronde, des yeux larges comme son nom de jeune fille — Chirokaïa [1]! — des yeux grand-ouverts sur sa chair souffrante !

Je veux qu’avant ma mort paraisse mon livre sur toi, je veux le tenir dans mes mains, mon vingtième livre, ou plus que vingtième, « Les Années de voyage », comme chez Goethe. Écris la Préface, écris la Préface, écris la Préface ! Attends un peu, pendant les deux jours avant le Nouvel An, je l’écrirai, j’aurais dû le faire en septembre mais je différais, j’attendais le moment propice, pardonne-moi ! J’écrirai, je terminerai, j’ai fait le plan, j’ai déjà commencé, pardon, j’ai déjà écrit, lis! Oui, j’ai lu, mais il y a très peu de choses à mon sujet, tu me passes sous silence ! Écoute, c’est gênant dans un livre sur moi de chanter tes louanges pour avoir écrit un livre sur moi! Je vais inventer quelque chose, j’ai trouvé ! Hourra !!! Maintenant j’aime, j’aime beaucoup ta Préface, mais pourquoi écris-tu — Isaeva Natalia— et non — Natalia Isaeva ?! Je ne sais pas, Natacha, mais comme ça c’est une  façon de parler particulière, comme ça, c’est plus noble, je ne sais pas…

[1] Veut dire large, généreuse

(Traduit du russe par Valentine Bérard)