Rosencrantz et Guildenstern sont morts de Tom Stoppard/ Mise en scène de Youri Boutoussov

A partir du 16 septembre 2023Vieux Théâtre de Vilnius/Vilniaus Senasis Teatras

Metteur en scène des plus emblématiques en Russie, Youri Boutoussov a choisi le Vieux Théâtre de Vilnius pour sa première mise en scène en exil. Opposé à la guerre en Ukraine, il a fait le choix courageux de partir car il ne voulait pas vivre dans un pays « qui est dirigé par les bandits, où il n y a pas de justice indépendante, pas de droits, ni de libertés, où l’homme n’est rien».  En choisissant la pièce de Tom Stoppard, Rozencrantz et Guildenstern sont morts, Youri Boutoussov livre un spectacle d’une puissante poétique et politique qui ébranle nos consciences.

Par sa grande maitrise des outils traditionnels du théâtre et sa profonde confiance en ses artifices, Boutoussov nous plonge dans une atmosphère à la frontière du fantastique. Dès la scène d’ouverture, le metteur en scène donne à un jeu de pile ou face auquel s’adonnent les deux personnages principaux Ros et Guil, une tournure métaphysique : en luttant désespérément contre la mort pourtant annoncée par le titre même de la pièce, ces deux histrions rescapés de la Tragédie d’Hamlet espèrent changer le cours de leur destinée théâtrale. Mais le peuvent-ils vraiment ? Comme deux insectes sous une cloche de verre, Ros et Guil luttent en vain mais avec obstination pour retrouver l’air libre, sans comprendre quel rôle leur a été assigné.

Ainsi nous sommes d’emblée plongés dans un abîme de questions philosophiques que nous partageons avec les personnages : quelle liberté d’action avons-nous réellement sur nos vies ? A l’image d’un personnage de théâtre, l’être humain est-il le jouet de « situations dramatiques » ? Le libre-arbitre est-il un leurre ? Existe-t-il une échappatoire à l’absurdité du monde ? Que faisons-nous sur cette grande scène du Monde ?

Dès lors chaque scène de cette farce tragique nous plonge dans un vertige enivrant. Par l’atmosphère qu’il réussit à créer, Boutoussov projette le spectateur dans le même espace mental que ses personnages, réussissant à nous faire ressentir ce poids existentiel du temps. Mais le spectacle n’est jamais pesant. Au contraire, en mélangeant savamment le tragique et le grotesque, l’absurde et le cocasse, l’angoisse et le ridicule, il fait naître une savoureuse bouffonnerie métaphysique qui nous fait réfléchir tout en nous amusant.

L’autre grande qualité de cette mise en scène est sa distribution et le jeu vivant et sensible des acteurs du Vieux Théâtre de Vilnius. Avec le talent qu’on lui connait pour stimuler la créativité de ses acteurs, Boutoussov leur insuffle une telle vitalité qu’il engendre une communion palpable entre la scène et la salle qui nous transporte littéralement. Même sans comprendre la langue dans laquelle se joue le spectacle (le russe), chaque actrice ou acteur génère une énergie de jeu qui nous parvient physiquement et fait naître en nous des émotions qui nous bouleversent.

Dmitrij Denisiuk en Rosencrantz et Igoris Abramovičius en Guilderstern forment un duo ingénieux et très efficace qui fonctionne à merveille. L’un lunaire, l’autre plus terre à terre avec un faux air de Michael Caine, ils donnent de la grandeur à ces deux personnages déchus. Par sa fougue et sa virtuosité, Valentin Novopolskij tour à tour Premier Acteur et Claudius, s’impose comme un acteur talentueux qui prend à bras le corps ce monde « plein de bruit et de fureur ». Quant à Viktorija Aliukonė-Mirošnikova, elle réussit à incarner avec brio deux personnages opposés en charge émotionnelle, Gertrude et Ophélie. De son côté, Artur Svorobovič est un Hamlet rock et taciturne qui hante le plateau avec beaucoup de magnétisme. Enfin, Maksim Tuchvatulin, le Spectre et Liuda Gnatenko, Polonius, viennent parfaire par leur ingéniosité cette belle distribution.

S’appuyant sur la magnifique scénographie de Marius Nekrošius, le spectacle est une succession de tableaux savamment composés et extrêmement vivants. Partant de la cage noire et vide de la scène et grâce à une grande maîtrise des jeux de lumière, le scénographe fait naître sous nos yeux un monde qui fluctue sans cesse entre l’onirisme et l’inconscient. Les drisses verticales qui tombent des cintres évoquent à la fois la voilure d’un bateau, les branchages d’une forêt, les cordes d’une harpe ou les fils qui relient la marionnette à son manipulateur. Elle fait également penser à la théorie des cordes qui en astronomie envisage l’existence d’une multitude d’univers parallèles et conduit à la notion de multivers. Parfois, il suffit d’un subtil mouvement rythmique des perches pour leur donner vie. Cette épure scénographique est porteuse d’une sensibilité poétique. Y participent également la sobriété des costumes, principalement en noir et blanc.

Soulignons la qualité de la création sonore, signée par Aleksandra Klimova, une jeune artiste très douée. Elle sert magistralement la dramaturgie grâce à un subtil mélange d’effets d’ambiance, d’atmosphère et de bruitages qui accompagnent habilement les mouvements scéniques et le cours de la narration. L’utilisation des sons et des musiques est parfaitement dosé et le mixage subtil. Cet univers sonore nous fait sombrer dans un univers parallèle, un no man’s land théâtral, une ambiance irréelle qui parvient à nous faire ressentir l’état d’âme des personnages.

Ce spectacle est pour moi l’un des plus forts que j’ai vu ces dernières années, d’une densité dramatique incroyable qui démontre une nouvelle fois que la mise en scène peut être un art autonome quand elle est une véritable écriture scénique. J’ai été littéralement happé par cette proposition qui établit un parallèle entre le théâtre et la vie. Et Boutoussov de nous mettre en garde : si nous renonçons à notre liberté d’action alors nous sommes semblables à ces personnages de théâtre qui ne sont que des marionnettes. Malgré la fragilité de la vie, son absurdité permanente et l’inexorabilité de toute existence humaine, la vie mérite d’être vécue, à condition de garder les yeux grands ouverts.

Cyril Le Grix -metteur en scène, président du syndicat national des metteurs en scène

Crédit photo : Dmitrijus Matvejevas