2 février -15 avril 2024 – Trondelag-teater, Trondheim, Norvège
« Les prétendants à la couronne » (1863) est l’une des premières pièces d’Henrik Ibsen, qui fait partie du cycle épique du dramaturge norvégien. Oeuvre complexe et historique, aux multiples personnages, elle évoque les rivalités de pouvoir dans la Norvège du roi Haakon (XIIème siècle), considéré comme le fondateur de la Norvège moderne. Youri Boutoussov a choisi cette pièce d’Henrick Ibsen pour étudier à travers ces personnages avides de régner sur la Norvège du XIIe siècle, le phénomène de la soif de pouvoir, qui obscurcit littéralement leurs raisons, rend les frères et les amis ennemis jusqu’à s’entre-tuer. » Le pouvoir, l’argent et le sexe, sont les principales motivations qui poussent les hommes aux actes les plus extravagants, terribles, et contradictoires ”, – affirme le metteur en scène, et les entraîne dans “ Les Prétendants à la couronne ” à se révolter contre leur propre sang, leur bonheur, à détruire leur famille. C’est ainsi qu’Haakon 1er devint le grand roi de Norvège!
Comme toujours dans ses spectacles, Boutoussov a su tirer des comédiens le maximum. On se souviendra longtemps du jeu extraordinaire du personnage de Nicolas, le prêtre diabolique brillamment interprété par Thomas Jensen Takyi: cet acteur incroyablement physique, qui danse le rock ‘n’roll, chante du gospel, nous ensorcelle littéralement, aussi bien par sa présence physique, que par sa manière d’interpréter les textes… A ce titre, la scène de son agonie, où le comédien se tortille sur une chaise, rampe, saute, et se débat contre la mort, en scandant son texte comme un « rap » sur une musique électronique très rythmée, pendant plus de dix minutes, est tout simplement remarquable… On a vraiment l’impression d’avoir devant nous un démon aux pouvoirs surnaturels! Et même après sa mort, ce prêtre diabolique réapparaît sur le plateau, pour continuer, depuis l’autre monde, à manipuler les prétendants la couronne qui s’entretuent joyeusement, rappelant un peu les tueries de Macbeth.
Dans ce spectacle qui rappelle dans sa forme les mises en scène moscovites et petersbourgeoises les plus marquantes et extravagantes de Youri Boutoussov, la musique est omniprésente. Le metteur en scène opère une synthèse entre la musique folklorique norvégienne, et les genres plus contemporains, mêlant jazz, folk, gospel, rock’n’ roll, musique électronique.
Les costumes et la scénographie participent de cette atmosphère tragique et presque carnavalesque, puisque au fur et à mesure que le conflit s’enclenche entre les prétendants la couronne, leurs costumes sont de plus en plus colorés et éclatants, exprimant par ce contraste entre l’action et le vécu l’absurdité des situations.
Les comédiens disent en norvégien leurs répliques, et l’on se souviendra du récitatif chanté de ces quatre femmes attendant leurs maris et leurs frères qui s’entretuent sur le champ de bataille, exprimant leur solitude devant la fatalité de la guerre.
Le champ de Bataille lui-même est évoqué par des crânes de bovins, qu’apportent les comédiens sur la scène pendant une chanson mélancolique, et l’on ne peut s’empêcher de penser à un rituel de sorcellerie et de magie dans une forêt ou une lande norvégiennes…

Photo : Bruno Niver
Puis un dôme rectangulaire en plastique descend des cintres et met ces femmes sous une espèce de cloche transparente, cependant que celles-ci font mine de tricoter, en mimant les mouvements ancestraux de celles qui ont attendu leurs hommes toute leur vie devant leur foyer.
Par ces images simples, le metteur en scène nous parle de la condition des femmes dans la Norvège d’antan, des horreurs de la guerre, et de bien d’autres choses, par le jeu des associations qu’elles déclenchent dans la tête des spectateurs.
Le scénographe pétersbourgeois Alexandre Chichkine-Hokusaï, invité pour l’occasion par le théâtre Trondelag, a conçu d’imposants décors: ils évoquent tantôt une église, tantôt une lande déserte, avec au lointain une ébauche de tour suggérant un château et le pouvoir.… Les couleurs et leurs contrastes donnent au spectacle une atmosphère contemporaine, et nous placent dans un contexte extra-temporel.
Ces personnages moyenâgeux arborent parfois des semblants d’épées, d’armures, de côtes de mailles et de boucliers, dont ils recouvrent leurs habits très contemporains aux couleurs vives, ce qui indique le rapport ironique et joyeux qu’ont les norvégiens à leur histoire. Ce sont d’ailleurs ces scènes au fort potentiel comique, qui ont le plus enchantées les spectateurs de Trondheim.
On sent que les acteurs ont pris beaucoup de plaisir à réinterpréter ces personnages presque mythiques de l’histoire de la Norvège. Le langage scénique de Youri Boutoussov, malgré l’obstacle de la langue, passe très bien sur la scène du théâtre de Trondheim, où la première du 2 février 2024 a eu un immense succès. Malheureusement le spectacle n’est plus joué depuis le 15 avril 2024. Mais comme il a été élu à l’unanimité « Meilleur spectacle de l’année » par l’union des critiques de théâtre norvégiens, Youri Boutoussov sera invité au théâtre national d’Oslo, Det Norske Teatret, en 2026 pour une nouvelle création.