Picasso, un génie surfait?

Du 8 au 11 février 2018 Teatros del Canal, Madrid

El Pintor, Opéra en 3 actes. Création mondiale

livret et mise en scène Albert Boadella; musique Juan José Colomer; chorégraphie Blanca Li.

Direction musicale Manuel Coves;Chœur de la Communauté de Madrid y Orchestre titulaire du Teatro Real (Orchestre Symphonique de Madrid).

Production : Teatros del Canal en collaboration avec le Teatro Real

Dans son opéra comique El Pintor (Le peintre) Albert Boadella, artiste subversif, toujours à contre-courant, iconoclaste, s’en prend au mythe national et mondial de Picasso, considéré comme le plus grand peintre du XXe s. Il est certain qu’il y a un avant et un après Picasso dans la peinture diluée dans ce qu’on appelle les arts plastiques et devenue un produit du marché. Picasso, artiste probablement le plus doué du XXe s, choisit la voie de la renommée rapide, monnaye son art, joue le jeu du marché. Recourant au fantastique, la figure de Méphisto et paraphrasant, voire parodiant le mythe de Faust, Albert Boadella critique la médiocratisation et la commercialisation de la peinture initiées par Picasso dans sa propre œuvre. Comme toujours, armé de son humour noir, corrosif, de son formidable sens de la dérision, avec l’audace qui lui est particulière, Boadella démystifie ce qu’on nomme aujourd’hui l’art et pose des questions de fond sur la valeur de l’œuvre d’art et sur la création artistique.

Une coïncidence ! En même temps qu’a lieu la création mondiale de El pintor s’est ouverte à Madrid une grande exposition rétrospective de Andy Warhol dont l’œuvre est sans doute le meilleur exemple de la médiocratision et de mercantilisation de l’art ou plutôt de ce qu’il en reste.

       Le jeune et ambitieux peintre espagnol Pablo Picasso, arrivé en 1900 à Paris, plonge dans la bouillonnante vie artistique et, impatient de réussir, supportant de plus en plus mal la vie de misère, la faim, le froid, le lot habituel des jeunes artistes. Picasso veut la gloire ou rien. La gloire et la richesse pour lesquelles il vendrait son âme. Surgit Méphisto qui lui propose un pacte : en échange de la gloire et de la richesse Picasso va semer le chaos dans les arts jusqu’à détruire ses principes éthiques et esthétiques. Méphisto enseigne à Picasso les moyens et le chemin à suivre dans lequel le jeune peintre s’engouffre immédiatement. Le génie est né. Picasso invente le cubisme, puis avec Guernica le premier graffiti, ouvrant le chemin à l’apothéose du monstrueux et à l’art jetable. Comblé par le succès, la fortune, les femmes qui défilent dans sa vie en inspirant son œuvre, Picasso produit plusieurs tableaux par jour pour répondre à la demande du marché. Est-ce l’enfer de l’art devenu marchandise, objet de pure spéculation commerciale ?  Voici la trame de cet opéra dont la dramaturgie scénique est en parfaite osmose avec la musique du compositeur valencien Juan José Colomer.

         Le compositeur confère à la partition un caractère narratif et crée une véritable dramaturgie musicale, trouvant des équivalents musicaux à la métamorphose permanente de la peinture de Picasso.  Colomer ne recourt pas à la musique atonale, équivalent de la peinture abstraite dont il n’y a pas d’exemple dans l’œuvre de Picasso. La partition orchestrale va de constructions plus traditionnelles à des déconstructions rythmiques, ruptures de tonalités, changements permanents de formes et de styles, en assimilant remarquablement dans le final l’hétérogénéité de tous ces composants musicaux.

      La partition vocale, avec des parties importantes réservées au chœur, grand protagoniste de l’opéra, conserve et développe dans la partie initiale des lignes mélodiques qui vont ensuite laisser la place à des récitatifs et des phrasés légèrement discordants dans les dialogues des personnages. Des duos du Ier acte de Picasso, Alejandro del Cerro, ténor, parfois un peu sec, et de Fernande, Belén Roig, soprano souple, expressive, très à l’aise dans les aigus, sont d’une grande beauté. Josep Miquel Ramón, baryton, impressionnant par la pureté et les inflexions de sa voix, crée un Méphisto cynique et envoûtant, enfin Toni Comas, baryton, incarne Apollinaire puis l’impérieux Vélasquez.

        Ricardo Sanchez Cuerda (qui travaille souvent avec Jorge Lavelli) a conçu une scénographie très dépouillée, sobre. Sur le plateau rien d’autre qu’une table dans le Ier acte sur laquelle pose Fernande pour un tableau et qui, cassée en morceaux par les jeunes peintres gelés de froid pour se chauffer, va réapparaître dans l’atelier de Picasso dans le final du IIIe acte.

       Quelques tableaux réels, ceux de Renoir et Monnet (dans le Ier acte) et Les Ménines décomposé (dans le IIIe acte) apparaissent sur la scène, les tableaux de Picasso sont évoqués par des dessins fictifs, projetés dans les encadrements lumineux au fond ou réalisés en direct par le personnage Picasso avec un énorme pinceau dont il ne se sépare jamais, rappelant un balais. Les costumes évoquent ceux de diverses époques du XXe s. Picasso en tee shirt blanc à rayures bleues, pantalon court, espadrilles et dans l’atelier froid de Paris un long manteau gris.

Comme à son habitude Boadella recourt à la parodie, la caricature, la dérision, l’humour corrosif souvent délirant, des inventions théâtrales de son cru qui ne sont ni des effets gratuits ni des gags, pour faire tomber le mythe de Picasso de son piédestal.  Il possède cet art de condenser en une image ou une situation percutante, spectaculaire, ce que beaucoup d’autres représentent de façon lourdement démonstrative.

Certes, Picasso, doté d’une grande intelligence, du sens de l’ironie et d’une bonne dose d’arrogance, a trouvé en Boadella un détracteur de premier ordre. Bref c’est un duel où chacun des adversaires est un maître incontestable de son art.

S’inspirant de faits réels, biographiques de la vie de Picasso, Boadella les transforme en fiction théâtrale. Ainsi la fulgurante carrière rêvée par Picasso endormi sous l’effet de la drogue est-elle due au pacte qu’il conclut avec Méphisto : semer le chaos dans l’art en échange de la gloire.

Comme un peintre Boadella esquisse en quelques séquences l’arrivée et les débuts de Picasso à Paris. Ainsi par exemple une scène où Picasso essaye désespérément de vendre ses tableaux aux riches bourgeois qui lui tournent le dos admirant les tableaux des maîtres, Renoir et Monnet, qui apparaissent sur scène.

L’irruption de Méphisto dans le rêve de Picasso est spectaculaire : costume noir, chaussures à hauts talons évoquant les pieds fourchus du diable. Des personnages réels, historiques et fictifs, traités sur le mode parodique, surgissent dans le délire de grandeur de Picasso. Ainsi Gertrude Stein entourée de riches américains qui lance la mode de la peinture picassienne, les officiers allemands nazis qui la traitent de dégénérée, les femmes et maîtresses successives du peintre défilant comme des modèles de mode, le chef d’une tribu africaine accusant Picasso d’avoir perverti et transformé en produit commercial leurs masques rituels. Spectaculaire est la scène des surenchères, qui rappelle la bourse en folie, où les prix exorbitants des tableaux de Picasso seront dépassés par ceux des œuvres de Pollock, auquel succède sur le marché la mode des graffitistes dont on voit un groupe peindre sur les murs des graffitis évoquant Guernica.

La scène où Vélasquez, en costume d’époque, sortant de son tableau des Ménines, tel la figure du Commandeur jetant l’anathème sur Don Juan, reproche à Picasso désinvolte d’avoir copié son œuvre et dénaturé l’art, est littéralement pathétiquement comique. Avec humour et sur le mode caricatural Boadella traite (dans le IIe acte) la période sur la Côte d’Azur quand Picasso produit de façon compulsive ses œuvres dans une ambiance festive avec des références à sa passion tauromachique. En se réveillant, ayant vu dans son rêve les conséquences désastreuses de son ambition, autant dans sa vie privée que dans l’art, Picasso se met à peindre, suivant la méthode que lui a enseignée Méphisto, une nature morte cubiste. Boadella montrant le peintre tordant une guitare.  On ne peut oublier la présence presque permanente du chœur et des danseurs intégrés dans la dramaturgie scénique, représentant des groupes ou certains personnages. La chorégraphie de Blanca Li, totalement en phase avec l’esprit de l’œuvre et de la mise en scène, crée non seulement des ambiances mais s’inscrit de plain-pied dans les situations et le jeu scénique.

Une grande création opératiques qui va sans doute susciter des polémiques autour de l’approche critique du mythe de Picasso, mais précisément l’art n’est-il pas un espace de mise en question ?