30 mai – 20 juin 2017 – Teatro Pavon Kamikaze, Madrid (et en tournée)
Anna Karenina de Armin Petras; mise en scène et scénographie Francesco Carril
Armin Petras (1964) auteur et metteur en scène allemand travaillant dans les plus grands théâtres de son pays, prend dans sa pièce comme point de référence le célèbre roman russe Anna Karenina de Léon Tolstoï pour questionner, depuis la perspective d’aujourd’hui, le sentiment de l’amour, sa quête insatiable, ses avatars, ses paradoxes.
Une grande pièce que nous fait découvrir Francesco Carill, jeune metteur en scène de grand talent, déjà remarqué au théâtre et au cinéma, qui a une grande carrière devant lui. Dans son spectacle avec 7 remarquables acteurs, il circonscrit magistralement le labyrinthe passionnel et la quête des personnages de ce qu’on appelle amour, qui tel l’horizon s’éloigne dès qu’on croit l’approcher. Mais n’est-il pas plutôt le chemin que le but. Un spectacle superbe qui propose une vision prismatique de l’indéfinissable et de l’inatteignable amour. C’est comme si la quintessence du roman tolstoïen était saisie et tracée par Kandinsky.
Faisant abstraction de la description très minutieuse de la société russe de la deuxième moitié du XIX s.et de la psychologie détaillée que fait Tolstoï dans Anna Karenina, Armin Petras en prélève les sept personnages essentiels : Anna Karenina, son mari Karenine, Dolly, Stiva, Levin, Kitty, Vronsky et en faisant juste quelques allusions à leurs situations sociales, se concentre sur le point névralgique qui les unit : la soif d’amour, la profonde addiction au bonheur individuel. Ainsi crée-t-il une sorte de topographie passionnelle autour de la puissante et réciproque attraction entre Anna Karenina et Vronsky qui conduit de la lutte d’Anna pour résister à sa passion, la trahison envers son mari, l’abandon de son enfant, son départ avec Vronsky à l’étranger, à l’usure amoureuse, aux remords et au suicide. Sur cet axe se déclinent diverses formes et expériences amoureuses : la lente ruine du bonheur de Karenine, Levin qui perd Kitty, l’amour de sa vie, la tentative de Stiva de reconquérir Dolly après son infidélité. Dans cet espace concentré de relations amoureuses, Armin Petras pose une série de questions auxquelles ni les protagonistes de la pièce ni nous n’avons de réponses. Comment dire, nommer, l’amour qui échappe aux paroles ? L’amour, en apparence mort, ne survit-il pas en nous en dépit de notre volonté ? Ne se confond-il pas avec celui qui lui succède ? Peut-on aimer deux personnes à la fois de façon différente ?Que signifie aimer, l’amour, au-delà de ses connotations triviales, des clichés érotiques ? L’amour nous rend-t-il plus libres ? D’autres questions encore sur la fin de l’amour et ses conséquences, sur la lutte désespérée pour le retenir, surgissent dans cette vivisection d’un sentiment qui n’appartient pas à la sphère de la réalité. Sur scène juste quatre chaises de chaque côté avec derrière elles des portants pour les costumes de diverses époques du XXe s. À droite du plateau une table qu’on déplace, qui sert de lit pour Anna Karenina malade, de tableau sur lequel les acteurs dessinent ou écrivent des initiales de mots que les personnages n’arrivent pas à trouver. Belle image de l’impuissance du langage pour définir l’amour. Francesco Carril qualifie sa mise en scène comme une « investigation quasi archéologique de ce que signifie aimer ». Il recourt à une stratégie d’exploration consistant à convoquer sur scène des personnages qui revivent des moments de leur vie, en les analysant et en commentant en même temps, à la troisième personne leurs réactions. Parfois le commentaire est fait par un autre personnage.
Ainsi dans ce constant va-et-vient entre la sensation, l’action directe propre et le regard d’autrui, les protagonistes tentent-ils de comprendre ce qu’ils ressentent et qui sont-ils.Le son d’un petit gong dans les premières et dernières séquences scande l’avancée dramatique et le passage du temps. Francesco Carril fait preuve non seulement d’un remarquable sens de la dramaturgie de l’espace, mais encore de son art de mettre en œuvre diverses formes de distanciation et de recourir à de très brèves interventions de la voix off, comme une sorte de « super narrateur ».La dramaturgie des éclairages de Joachim Navamuel, les séquences dans le noir qui potentialise la parole, les contrastes de lumières qui ciblent un personnage ou une situation, contribue à créer et à moduler les tensions dramatiques. Les citations de divers types de musique, en rapport avec la thématique du spectacle, chansons contemporaines, « Una furtiva lagrima» de Donizetti, etc. confèrent également un caractère intemporel à l’histoire. Le rythme rapide d’enchaînement des séquences qui parfois s’imbriquent, le registre de tons, du dramatique à l’ironie, l’auto ironie, l’humour et la dérision dans le jeu des acteurs, précis, travaillé, sculpté au millimètre, sont quelques-unes des qualités de ce spectacle hypnotisant. Tous les acteurs sont excellents mais Mamen Camacho brille particulièrement en Anna Karenina, une femme qui tente d’être libre, de vivre sa vie et avant tout l’amour véritable. Même si elle échoue elle a tout de même pris un envol vers l’inatteignable, l’indicible. Ses dernières paroles à la fois la phrase clé, finale, inachevée est encore une tentative de nommer l’innommable : « l’amour, l’amour c’est… l’amour c’est… ».
Crédit photo: Pablo Gámez