Electra aujourd’hui

Du 9 au 23 décembre 2017 au Teatro de la Zarzuela de Madrid 

Electra
création mondiale du Ballet Nacional de España; chorégraphie Antonio Ruz en collaboration avec Olga Pericet; musique Pablo Martin Caminero, Moisés P. Sanchez et Diego Losada;texte et paroles des chants Alberto Conejero.  Orchestres de la Communauté de Madrid; Musiciens du Ballet Nacional de España

       Avec la création mondiale de Electra de Antonio Ruz et Olga Pericet, le Ballet national de España inscrit dans son répertoire la première œuvre chorégraphique narrative avec des textes dits et chantés, écrits par Alberto Conejero, un des auteurs phares de la nouvelle dramaturgie espagnole.  On doit saluer Antonio Najarro qui, depuis sept ans, dirige le Ballet Nacional en renouvelant son répertoire et en multipliant de nouveaux défis, pour cette initiative qui confronte ses danseurs dont on connaît déjà le haut niveau technique et les capacités d’aborder des styles différents, à une proposition chorégraphique absolument novatrice, composition de langages, expressions artistiques différents qui fonctionnent harmonieusement dans Electra.  C’est purement et simplement un chef-d’œuvre dans lequel le mythe, l’imaginaire populaire et le présent, l’esthétique chorégraphique contemporaine, les sources populaires du chant et de la danse flamenco revisitées, la poésie, les musiques, la magie des effets lumineux et visuels, jeu d’obscurité, ombre et lumière, forment un théâtre total. Un mystère où se mettent à l’œuvre à la fois des forces telluriques, des pulsions archaïques, sauvages, des passions irrépressibles qui transgressent les lois et qui, telles les Érinyes antiques, ou un cauchemar, torturent la conscience d’Électre et d’Oreste d’autrefois et d’aujourd’hui.


         Nous ne sommes pas loin ici de l’univers dostoïevskien. Électre, sans doute plus qu’aucune autre figure mythologique grecque, incarne pour nous la contradiction entre la loi ou la pulsion naturelle de vengeance, entre la justice rendue par nous même et la conscience, le sentiment de culpabilité, tributaires des principes de l’ordre social.  Electra d’Antonio Ruz, outre sa beauté et ses qualités esthétiques, nous amène dans les strates profondes de ce qu’on peut appeler le subconscient. La nouvelle création du Ballet Nacional doit avant tout sa réussite à la conjonction d’artistes d’exception : Antonio Ruz, chorégraphe et danseur, maître autant dans la danse classique que contemporaine qui dans son travail relie la danse à d’autres arts, auxquel Olga Pericet, danseuse et chorégraphe apporte son expérience du flamenco et des sources populaires de la danse, Pablo Martin Caminero, Moisés P. Sanchez et Diego Losada, des musiciens dont les langages musicaux distincts qui forment avec le chant de la grande chanteuse flamenquiste Sandra Carrasco, une narration sonore, partie intégrante de la dramaturgie d’Alberto Conejero. L’histoire de fantômes familiaux, des haines, des crimes, des vengeances, qui incarnée dans l’antique mythe par la figure d’Électre, intemporelle et universelle, continue à inspirer des artistes qui en proposent de nouvelles lectures. Antonio Ruz en propose dans sa création chorégraphique une vision contemporaine originale, inspirée par l’imaginaire populaire espagnol. La dramaturgie d’Electra est structurée en prologue, sept tableaux et épilogue et comme dans la tragédie grecque avec protagonistes, chœur et coryphée incarné par la chanteuse flamenco Sandra Carrasco.  Le prologue remonte à l’origine de l’histoire, la noce d’Iphigénie et le crime sacrificiel de sa fille par Agamemnon. Celui-ci à son retour de Troie sera assassiné par sa femme Clytemnestre qui, aidée par son amant Égisthe venge la mort d’Iphigénie.


           Les tableaux suivants et l’épilogue se passent dans l’Espagne rurale du XXe s. qui conserve le fond des traditions ancestrales où les passions exacerbées, violentes, se donnent libre cours et dont Lorca a saisi si bien l’âme profonde. Dans le premier tableau, sept ans après la mort d’Agamemnon, on retrouve Électre qui vit dans une cabane, mariée par sa mère Clytemnestre avec un pasteur pour éviter qu’elle ait des descendants nobles. Son passé la tourmente, les femmes du village, tel un chœur, murmurent, la regardent avec épouvante comme si la malédiction pesait sur elle. Le troisième tableau Intitulé « Le cauchemar de Clytemnestre » met en scène les visions de Clytemnestre qui revoit sa fille Iphigénie ensanglantée et son époux Agamemnon assassiné.  La rencontre d’Électre avec Oreste accompagné de son ami Pilade, revenus d’exil, leur décision de venger leur père, l’assassinat d’Égisthe par Oreste dans les quatrième et cinquième tableaux sont suivis dans les deux derniers par la résolution d’Électre de tuer Clytemnestre et la mort de celle-ci.
           L’épilogue « Électre s’appelle la fiancée » où on célèbre les noces de Pilade et d’Électre, rappelle la scène de noces du prologue avec la même allégresse, les mêmes salutations de bienvenue, comme si tout cet enchaînement de crimes et de vengeances avait déjà été oublié. Néanmoins Oreste et Électre, torturés par les remords, sont hantés par les fantômes de tous les morts que seul Oreste, tourmenté par les Érinyes, semble voir.  Comme si tout, à peine terminé, recommençait de nouveaux. Comme si la boucle n’était jamais bouclée et que cette histoire archétypale de conflits et de crimes à venger, gravée dans la mémoire collective et enfouie dans nos consciences devait ressurgir toujours, telle une fatalité, sous d’autres formes.


         Sur le plateau une atmosphère onirique comme si on assistait à un cauchemar qui depuis les temps anciens hante l’humanité. Dans l’obscurité percée par des lueurs et des éclairs on distingue des ombres ou des fantômes. Le jeu d’ombre et de lumière qui cible divers lieux et des situations fait partie intégrante de la scénographie très dépouillée. Tout le prologue se joue sur le plateau nu sur lequel ensuite apparaît, à gauche, un panneau blanc placé de biais avec une porte et devant celle-ci un monticule. Quand le rideau du fond va se lever on verra un chemin jalonné par des barres de fer et au-dessus une passerelle.  Les costumes intemporels avec dominance de couleurs sombres : noir, marron, gris. Les hommes : pantalon noir, chemise blanche, les femmes robes longues. Iphigénie dans la noce du prologue en blanc, Électre dans la noce de la fin robe noire et voile blanc.  La trame chorégraphique combine la danse contemporaine, évoquant des situations, des actions et les émotions des personnages et la danse flamenco, surtout dans les scènes villageoises, avec parfois de très belles fusions des mouvements de danse contemporaine avec les éléments du flamenco comme par exemple le zapateo.  De même quant à la trame musicale dans laquelle la création symphonique de Pablo Martin Caminero et Moisés Sanchez est en parfaite symbiose avec la composition flamenco du guitariste Diego Losada. Il s’agit d’une véritable dramaturgie musicale dans laquelle les instruments solistes : guitare, violon, violoncelle, tambour, marquent les moments dramatiques, soulignant les crescendos de tension, créant des images sonores. Les brèves plages de silence amplifient l’ambiance inquiétante, angoissante.
         Le chant, devenant à certain moment récit ou chant parlando de Sandra Carrasco, la coryphée, accompagnée tantôt par les guitaristes, tantôt par l’orchestre et parfois a cappella, constitue le fil conducteur du spectacle. Ses interventions marquent la progression du drame.  Le chœur, le groupe de femmes, des paysans, interprétés par les danseurs intervient dans plusieurs scènes, observant, commentant les actions des protagonistes à travers les expressions gestuelles, les mimiques, les murmures et les paroles indistinctes. Peu de solos, la chorégraphie est composée essentiellement de situations de confrontation des protagonistes et de mouvements choraux. Inmaculada Salomon en Électre, hormis toutes les qualités d’une grande danseuse, possède un don d’exprimer avec finesse les sentiments profonds de son personnage. Sergio Bernal en Oreste et Esther Jurado en Clytemnestre sont remarquables mais on admire particulièrement le maître Antonio Najarro comme Égisthe.  La sublime scène, l’épilogue, la noce fantasmagorique d’Électre et de Pylade avec au fond une lumière écarlate qui ensanglante le plateau, et la coryphée clôturant à l’avant-scène, ce drame sans fin avec son chant, est bouleversante, à la fois d’une grande poésie et d’une beauté plastique.

Note
Antonio Ruz (1976) commence sa carrière professionnelle dans le Ballet Victor Ullate, plus tard il travaille dans le Grand Ballet de Genève et le Ballet de l’Opéra de Lyon. Il crée sa propre compagnie en 2009. Ruz a collaboré avec des troupes réputées nationales et internationales comme celle de Sacha Waltz and Guest.