Street scene, un opéra atypique et un chef d’œuvre de Kurt Weill

Création au Teatro Real de Madrid du 13 au 18 février et du 26 mai au 1er juin 2018 

Street scene, american opera en 2 actes, mise en scène John Fulljames,  livret de Elmer Rice, basé sur sa pièce de théâtre homonyme, paroles des textes chantés de Elmer Rice et Langston Hugues. Direction musicale Tim Murray;Chœur et orchestre titulaires du Teatro Real

Nouvelle production du Teatro Real en coproduction avec l’Opéra de Monte Carlo et l’Opéra de Cologne.

     

        On connaît surtout les compositions de Kurt Weill (1900 – 1950) de sa période allemande, sa collaboration avec Bertolt Brecht qui s’achève avec le ballet chanté Les sept péchés capitaux composé en 1933 avant que Weill n’émigre en 1935 en Amérique. Beaucoup moins connue est sa production américaine foisonnante et prolifique qui a fait sa renommée dans son pays d’adoption et dont fait partie son opéra Street scene. Le livret de Elmer Rice est basé sur sa pièce de théâtre du même nom, créée en 1929, qui fut un succès immédiat et reçut le prix Pulitzer. La pièce dénonce les conditions dans lesquelles survivent les émigrants et les réfugiés à New York dans les années 1920. Kurt Weill s’enthousiasme pour Street scene, un théâtre qui critique la réalité depuis la perspective des défavorisés sous une forme hyperréaliste, un théâtre dans lequel il se sent dans son élément. Elmer Rice transforme sa pièce en livret d’opéra et en collaboration avec le poète afro-américain, Langston Hugues, écrit les paroles des parties chantées. Street scene, créé en 1947 à Broadway, est un événement à plusieurs titres. L’opéra de Kurt Weill est un ovni. Toute la critique l’a reçu comme un chef-d’œuvre. L’opéra de Kurt Weill reçoit un Tony Award pour la meilleure partition. Mais en même temps on le trouve impossible pour les moyens qu’il exige : 25 personnages, chœur, orchestre important etc. Les spécialistes qui s’accordent sur la génitalité de cette œuvre exceptionnelle sont divisés quant à sa classification : opéra ou théâtre musical ?Kurt Weill, considérant Street scene comme sa meilleure œuvre, affirmait qu’il s’agit bel et bien d’un opéra.

        Street scene retourne sur scène après sa mort, en 1955 à Düsseldorf puis en 1959 au New York City Opéra qui le reprend en 1978 et en 1989. En 1989 il est représenté à Glasgow et à Londres et à partir des années 1990 il réapparaît sur les scènes internationales avec plus ou moins de fréquence.  Certes, la production de Street scene est extrêmement difficile, la partition exige un orchestre, des solistes mais aussi des choristes rompus à l’hétérogénéité et à la variété stylistique de l’œuvre. Le Teatro Real, en s’associant avec l’Opéra de Monte-Carlo et l’Opéra de Cologne, a osé relever le défi de la nouvelle production de Street scene avec son fantastique orchestre à toute épreuve, sous la baguette de Tim Murray qui nous a déjà ébloui dans Porgy and Bess, il y a deux ans, et des solistes brillantissimes non seulement vocalement mais aussi comme acteurs et danseurs. Street scene se joue à Madrid en deux séries de représentations. Ceux qui n’ont pas trouvé de places entre les 13 et 18 février peuvent encore tenter leur chance entre le 26 mai et le 1er juin 2018.

          En arrivant en 1935 en Amérique (année de création de Porgy and Bess de George Gershwin) Kurt Weill plonge dans l’effervescence de la vie musicale new yorkaise, assimilant le background afro-américain de la musique populaire. La pièce de Elmer Rice avec sa thématique sociale, s’offre à lui comme une sorte de prolongement de son travail avec Brecht. On pourrait dire que son opéra Street scene est à mi-chemin entre Porgy and Bess de Gershwin (1935) et West Side Story de Bernstein (1957) autant quant à sa thématique mettant en scène les quartiers pauvres des Noirs et des immigrés que par la musique extrêmement moderne puisant dans les ressources populaires. L’histoire de Street scene se passe dans un immeuble d’un quartier pauvre, Lower East Side, dans les années 1940, dont la communauté, une mosaïque d’immigrés d’origines et de cultures différentes vit dans la précarité. Le manque de ressources, les expulsions pour loyers impayés, la marginalité, le racisme, l’alcoolisme, la violence, la solitude, l’absence d’avenir pour les jeunes, mais aussi l’amour véritable, le rêve de faire une autre vie, voici de quoi est faite l’existence des protagonistes de l’opéra où sur ce tableau d’ensemble s’articulent plusieurs histoires particulières superposées. Principalement deux : celle du couple Maurrant, Anna femme frustrée d’amour et de tendresse, délaissée par son mari Franck, brutal, alcoolique et réactionnaire qu’elle trompe avec le livreur de lait, et celle de Rose, leur fille, qui, assiégée par les avances du patron de l’agence immobilière où elle travaille et par son voisin voyou, aime, avec réciprocité Sam Kaplan, étudiant de Droit, fils d’une famille juive immigrée. C’est l’été, chaleur étouffante, les habitants de l’immeuble se plaignant des attaques des moustiques. Leur journée s’écoule avec des petits événements quotidiens, des commérages, des tromperies et des commentaires sur les dernières nouvelles : l’expulsion de l’immeuble de la famille Hildebrand qui, abandonnée par le père, ne peut plus payer le loyer. Un drame survient dans cette banalité quotidienne. Surprenant sa femme avec le livreur de lait, Frank tue l’amant et blesse mortellement sa femme qui mourra à l’hôpital.

       Contrairement à Porgy and Bess et West Side Story, aucun message positif dans Street scene, rien ne change dans la vie misérable des protagonistes qui continuent à survivre dans l’indifférence générale. L’actualité de ce propos est plus que flagrante aujourd’hui. Il y a une fusion totale entre le drame de la communauté pluriculturelle et la partition de Kurt Weill, un melting-pot de styles, rythmes différents, depuis des références au vérisme et au lyrisme de Puccini, à l’opéra bouffe italienne, ou aux airs romantiques à la Lehár, aux résonances de Gershwin, des comédies musicales de Cole Porter, Irwin Berlin et d’autres, aux blues, jazz, pop rock (dont sans doute Weill est précurseur) et même à une berceuse paraphrasée. Cependant il fusionne tous ces éléments et emprunts musicaux, en apparence disparates, dans une forme homogène. Autant dans le livret de Elmer Rice que dans la musique de Weill il y a la fameuse distanciation, chère au compositeur allemand, qui joue souvent sur les contrastes et les contrepoints. Ainsi par exemple certains moments dramatiques, violents, s’accompagnent-ils d’une musique aux sonorités fines, douces ou allègres. Le comique, l’humour, la parodie, côtoient sans cesse le dramatique et le tragique à l’instar de l’esprit de ce grand pays américain où le beau, le raffiné, le laid et le morbide cohabitent. Lippo Fiorentino, Italien stéréotypé, chante avec emphase l’éloge des glaces italiennes en parodiant un grand chanteur d’opéra bouffe italien. 

       Les deux nurses chantent aux bébés, sur un air de berceuse, les horreurs qui se passent entre leurs parents. Il y a dans Street scene, comme dans les comédies musicales, beaucoup de parties parlées. On est surpris quand, à un moment, les personnages dansent le rock dans le meilleur style. La flexibilité vocale des chanteurs, à l’aise dans toute la diversité stylistique musicale, est impressionnante. Patricia Racette en Anna, soprano, bien appuyée dans les graves, brillante dans les aigus, est sublime dans son très long aria de 7 minutes du Ier acte, chargé de lyrisme et d’une profonde émotion. Jose Manuel Zapata, Lippo Fiorentino, ténor, dont la voix coule de sources, est un superbe comique un peu dans le style des comédies italiennes. Joël Prieto, ténor profond, voix bien posée, impressionnant dans les aigus, crée un Sam Kaplan humble, introverti et Paulo Szot, baryton, fait un Frank Maurrant violent, incapable d’affronter ses contradictions. Je relève surtout Mary Bevan, soprano pur, envoûtant, qui interprète Rose en lui conférant une complexité émotionnelle, magnifique dans ses duos avec Sam.

         La mise en scène de John Fulljames se concentrant sur le drame des personnages, qui va à l’essentiel sans chercher des effets inutiles, hyperréaliste, sans un sentimentalisme misérabiliste. Elle s’inscrit dans un dispositif scénique extrêmement efficace ( décor Dick Bird): une construction métallique de quatre étages avec des escaliers intérieurs et des plates-formes correspondant aux appartements des protagonistes. À droite du plateau un réverbère, à gauche une borne d’incendie, des poubelles avec des déchets autour. Cette construction s’ouvre à un moment, en faisant apparaître, au fond les lumières de New York avec ses gratte-ciels. Peu d’éléments scéniques : un vélo et quelques objets utilisés par les personnages. Costumes des années 1940 évoquant par quelques traits les origines des personnages.

         Avec un remarquable sens de l’espace John Fulljames distribue les situations, des séquences dansées (chorégraphie Arthur Pita)à divers niveaux dans le dispositif scénique, en relevant les histoires particulières dans ce tableau d’un microcosme humain avec ses peines, ses préoccupations, ses drames et ses petites joies quotidiennes.

       De fait, l’opéra de Kurt Weill, considéré comme un défi à la scène, trouve dans cette production un accomplissement qui réunit l’intelligence et l’excellence.

Crédit photo: Teatro Real, Madrid