La musique insoumise de Antonio Buero Vallejo

Du 23 mars au 20 mai 2018Centro Dramático Nacional, Madrid

El concierto de San Ovidio(Le concert de San Ovidio) de Antonio Buero Vallejo

mise en scène Mario Gas, scénographie Jean-Guy Lecat;production du Centro Dramático Nacional  avec la collaboration de la Real Academia Español

El concierto de San Ovidio de Antonio Buero Vallejo, (1916 – 2000), auteur emblématique du théâtre espagnol du XXe s., fait partie de son théâtre combatif et subversif, écrit sous la dictature, dans lequel, pour tromper la censure, Buero Vallejo recourait à la métaphore ou à la parabole. Dans El concierto de San Ovidio, écrite et créée en 1962, l’événement qui eut lieu à Paris en 1771 lui sert de parabole pour parler de l’oppression franquiste en Espagne.

Cette pièce avec 28 personnages, nécessitant d’importants moyens scéniques, n’a pas été montée depuis sa dernière mise en scène en 1986. Deux ans après la célébration du centenaire de la naissance de Buero Vallejo, Mario Gas, metteur en scène renommé, monte El concierto de San Ovidio au Centre Dramatique National de Madrid, en ressortant, avec pertinence, dans sa lecture de la pièce, son actualité politique, sociale, humaine et avant tout sa dimension métaphorique, intemporelle et universelle. Pour cette production, Mario Gas s’est entouré d’artistes d’exception, en faisant appel pour la scénographie à son complice artistique, le scénographe et architecte français Jean-Guy Lecat, transformateur, entre autres, de l’ancien Matadero (Abattoir de Madrid) en salles de théâtre, inauguré en 2007 avec sa scénographie pour Mahagony de Brecht mise en scène par Mario Gas. L’argument de El concierto de San Ovidio s’inspire d’un fait historique réel : Valentin Haüy, philanthrope français, assiste en 1771 à Paris à une représentation de jeunes aveugles dans la foire de Saint Ovide, sur la place Louis XV, actuellement place de la Concorde. Indigné par les réactions du public qui se moque des aveugles, Valentin Haüy, proteste contre leur exploitation et leur humiliation par l’entrepreneur de ce spectacle. Quelques années plus tard, il fonde l’École pour les Jeunes Aveugles et invente pour eux une méthode d’apprentissage de la lecture et de la musique. 

Buero Vallejo situe l’action de sa pièce à Paris en 1771. Un riche négociant, Valindin, qui prétend être un philanthrope, rend visite à l’hospice des Quinze Vingt pour les aveugles où, pour 200 livres, la Prieure de l’hospice lui confie six mendiants aveugles pour organiser avec eux des concerts dans la foire de Saint Ovide. La philanthropie de Valindin consiste à tirer le maximum de bénéfices en ridiculisant les aveugles, en les exhibant de foire en foire, comme des animaux de cirque. L’entreprise de Valindin prospère, jusqu’à ce que le jeune musicien aveugle, David, se rebelle, en se rendant compte que le patron de l’orchestre des aveugles les exploite et ridiculise en les transformant en clowns. Sur ce conflit se greffent d’autres dans les relations entre les protagonistes : amour, désamour, domination, vengeance qui conduit à l’assassinat. Antonio Buero Vallejo utilise cette histoire de 1771 comme parabole de la situation espagnole sous la dictature, en dénonçant la soumission aveugle des Espagnols au régime oppressif, basé sur l’exploitation et l’humiliation des faibles et des exclus, mais aussi releve la capacité de certains d’entre eux à se rebeller contre leur utilisation mercantile.

Cette parabole avec sa dimension intemporelle et universelle, fonctionne parfaitement dans le monde actuel. Dans sa mise en scène, Mario Gas conserve le cadre historique de l’action de la pièce, parabole à la fois de l’époque de Buero Vallejo et de la nôtre. Il évite tout historicisme et naturalisme en allant à l’essentiel. Il procède à des coupes dans le texte en le dépouillant aux éléments étroitement liés aux années 1960. Ainsi le petit orchestre des aveugles, manipulé par Valindin, représente-t-il la société de n’importe quelle époque, la nôtre inclue, manipulée et trompée par le pouvoir et ses intérêts. En totale adéquation avec la lecture de la pièce de Mario Gas, Jean-Guy Lecat a conçu une scénographie instantanément transformable, magique, qui permet de situer quatre lieux de l’action : le couvent des Quinze Vingt, la maison de Valindin, la baraque de foire, une rue. Le dispositif scénique mobile, très efficace, est composé de deux hauts murs latéraux qui se déplacent, créant des espaces intérieurs et extérieurs. Au fond, des vitrages suspendus aux cintres. Une plate-forme mobile qui se déplace du fond jusqu’au proscenium sert à placer l’orchestre des aveugles dans divers lieux de la scène. Au premier plan, un rideau blanc, qui s’ouvre et se ferme, sert pour créer la scène des ombres chinoises et pour les projections des images de la foire, de l’intervention de Valentin Haüy indigné par le traitement des aveugles.Dans le final les acteurs s’alignent devant ce rideau sur lequel on projette le discours de Valentin Haüy, 30 ans après les événements racontés, qui résonne comme la voix de la conscience sociale revendiquant la dignité des aveugles.

Une table, quelques chaises, sont les uniques objets qui apparaissent dans les scènes dans la maison de Valindin. Dans la scène de la baraque de foire, arrivent sur scène, pour le spectacle des aveugles : lutrins, chaises, violons et un énorme paon. Les costumes d’Antonio Belart sont stylisés sur ceux de l’époque. Pour leur représentation, les aveugles sont déguisés en robes bleu et blanc avec de longs chapeaux clownesques. Le réalisme des costumes contraste avec l’esthétique abstraite de la scénographie, qui marque les lieux sans les représenter de façon naturaliste. De sorte que l’attention du spectateur est concentrée sur la présence et le jeu des acteurs.

Il y a une véritable osmose entre la vision scénographique, les éclairages, la musique et les projections, consubstantiels de la dramaturgie scénique. En recourant aux projections pour les scènes collectives (video Álvaro Luna), Mario Gas met en scène la pièce avec seulement 14 acteurs, ce qui lui permet aussi de donner plus d’intensité aux conflits entre les personnages. La scène de l’assassinat de Valindin par David est représentée en ombres chinoises : on voit leurs silhouettes derrière le rideau blanc. Gas imprime un rythme impeccable à sa mise en scène, marque les tensions dramatiques, relève, avec intelligence et subtilité, le comique teinté d’amertume dans les situations d’humiliation des aveugles, leur naïveté, leur impuissante résignation avec laquelle ils acceptent leur destin. Seul David, interprété brillamment par Alberto Iglesias, mû par son amour pour Adriana, la femme de Valindin, et sa passion pour la musique, «ouvre les yeux» et se rebelle contre sa condition d’un être exploité, utilisé et ridiculisé, en revendiquant sa dignité. Mais, la vengeance, l’assassinat de l’oppresseur, lui permettent-ils de la récupérer ?

David, trahi par son compagnon aveugle, finira pendu. Son geste ne libère personne, n’incite pas non plus à se révolter la communauté aveugle qui ne pense qu’à survivre. Il n’y a aucun psychologisme dans l’interprétation d’Alberto Iglesias, ni des autres acteurs, tous excellents exécutants de la musique mélancolique de Buero Vallejo, dans laquelle pourtant résonne quelques notes d’espoir. Information sur le site

Crédit photo: Centro Dramático Nacional