Toute l’horreur du monde.

Du 16 mai au 3 juin 2018,  Teatro Real, Madrid

Die Soldaten (opéra en 4 actes) de Bernd Alois Zimmermann

mise en scène Calixto Bieito, direction musicale : Pablo Heras-Casado

Chœur et orchestre titulaires du Teatro Real
Nouvelle production du Teatro Real, créé à la Opernhaus de Zúrich et à la Komische Oper de Berlín

Présenter Die Soldaten, l’unique opéra de Bernd Aloïs Zimmermann (1918 1970), œuvre peu montée, considérée comme irreprésentable, à la structure délibérément chaotique, en rupture avec les codes opératiques, donnant une vision crue, brutale, extrêmement violente, de notre monde, est un défi, mieux un coup de poing dans les habitudes du public conventionnel, bienpensant. Depuis ses dernières saisons, le Teatro Real accumule résolument ce genre de risques, en confrontant son public à des œuvres difficiles, complexes, inconfortables, qui bousculent, ou mieux, battent en brèches les idées et les conceptions établies, rassurantes, autant sur l’œuvre d’art que sur la nature humaine et le monde.

Sans aucun doute la création de Die Soldaten, une œuvre extrêmement radicale, ne pouvait tomber mieux qu’entre les mains de Calixto Bieito, metteur en scène tout aussi radical et audacieux dans ses partis pris scénique, souvent controversés. Die Soldaten, composé entre 1958 et 1965 et créé à l’Opéra de Cologne, est une œuvre clef du XXe s. à plusieurs titres, autant sur le plan musical que dramaturgique. L’opéra de Cologne qui l’a commandé à Bernd Aloïs Zimmermann, refusant d’abord de créer cet OVNI irréalisable, obligea le compositeur à effectuer des modifications et à simplifier la partition dont la complexité et l’anticonformisme restent toujours exemplaires comme défi à la fois à l’orchestre, aux interprètes et au metteur en scène capable de matérialiser un univers apocalyptique de Zimmerman. La nouvelle production du Teatro Real relève magistralement ce défi.

La vie de Bernd Aloïs Zimmermann, marquée par la barbarie et les atrocités des guerres et leurs conséquences : son enfance et son adolescence dans une Allemagne sinistrée par la Ier Guerre mondiale qui cherche le salut dans le fascisme, sa mobilisation et l’envoie au front français dans la IIe Guerre mondiale, l’occupation de son pays partagé entre les deux blocs, la guerre froide, les guerres désormais permanentes : celles d’Indochine, du Vietnam, etc., est une progressive descente aux enfers, à la fois d’un monde en voie de déshumanisation et aux enfers de sa propre souffrance et de son désarroi qui le conduisent, à 52 ans, au suicide.

L’univers militarisé, résonnant de bruits de bottes, la décomposition morale dans Die Soldaten et la progressive descente de l’héroïne, Marie dans la barbarie de ce monde, sont le reflet du passé, du présent et du futur sans espoir du monde dans lequel Zimmermann s’asphyxie. On pourrait dire que Die Soldaten dans la musique, comme Le cri de Munch dans la peinture, sont un même cri impuissant de douleur et d’horreur. Zimmermann s’est inspiré pour Die Soldaten de la pièce homonyme de Jacov Lenz écrite en 1776, dont l’influence est aussi clairement perceptible dans Woyzeck de Büchner. La pièce de Lenz porte déjà en germes la fragmentation de la trame et la discontinuité temporelle que Zimmermann va pousser à l’extrême, en pulvérisant la notion de l’unité d’action et de lieu et en introduisant la notion de temps circulaire, c’est-à-dire de la simultanéité du passé, du présent et du futur.

Le livret de Die Soldaten, à l’opposé du théâtre psychologique, est un théâtre de situations, composé d’une série de stations sans aucune chronologie. Les scènes du passé, du présent et du futur pressenti, ayant lieu simultanément. Zimmermann suit avec fidélité la trame de la pièce de Lenz dont l’action se situe en Flandres dans la deuxième moitié du XVIIIe s., à l’époque de la guerre franco-autrichienne. Mais il la projette dans une dimension temporelle où l’histoire et le contemporain fusionnent et en relevant les thèmes essentiels de la pièce dont l’actualité perdure toujours : avilissement du quotidien et de l’individu dans une société où règne la vulgarité, le processus de dégradation irrémédiable dont la figure féminine, en bas de l’échelle des valeurs, est le symbole, la soumission de l’individu au système, l’inégalité et les préjugés de classes, l’humiliation, le viol et la déchéance des plus faibles. Marie, fille d’une famille de commerçants, en apparence honorable, adolescente ambitieuse, pour s’élever dans la hiérarchie sociale, va utiliser ses « armes » féminines. Mais, contrairement à ses attentes, à chaque étape, elle s’enfonce plus bas. Elle passe de main en main, changeant d’amants, devient une fille à soldats, un déchet humain, au point que son propre père qui lui donne l’aumône, ne la reconnaît pas. Il y a dans l’œuvre de Zimmermann des influences de Schoenberg, Bartók, Stravinsky, Webern, Kagel et, dans Die Soldaten particulièrement, celle de Alban Berg. La partition de Die Soldaten, d’une grande puissance émotionnelle, est une fresque avant-gardiste, collage de divers styles : bel canto atonal, éléments sériels, sprechgesang, citations de jazz, de chant grégorien, Dies irae, chorales de Bach extraits de La passion selon Saint Matthieu. Comme pour la structure dramaturgique, Zimmermann utilise dans la partition la même esthétique de fragmentation et de concentration temporelle, simultanée, d’éléments musicaux de diverses époques. Ainsi par exemple dans le IIe acte on entend simultanément Dies irae grégorien sur orgue et des marches militaires. Les sonorités militaires, trompettes, tambours, percussions, sont extrêmement présentes dans la partition. La partition vocale, tout comme orchestrale, complexe, hétérogène, imprégnée de difficultés, exige des interprètes une extrême virtuosité, en particulier pour Marie et Desportes. En abordant ce « monstre » opératique : orchestre de plus de 100 musiciens, 16 personnages chantés, plusieurs autres parlants ou sans texte, Calixto Bieito dément l’idée irreprésentable de cette œuvre dans sa conception scénique d’une totale cohérence et d’une théâtralité admirable.

En accord avec la notion zimmermanienne du temps, la simultanéité du passé, du présent et du futur, et avec la structure fragmentaire de l’œuvre, il en donne une vision métaphorique. Elle s’exprime à la fois dans la scénographie et dans les costumes qui, sans coller à une époque précise, concentrent la notion temporelle. Le dispositif scénique tient d’une machinerie destructrice. L’orchestre, tous les musiciens, y compris le chef d’orchestre, en uniforme militaire, est situé sur les divers niveaux d’un échafaudage métallique qui occupe la scène et ses parties latérales. Les musiciens, en position de combat, avec des instruments en joue, tels des armes, fusils, mitrailleuses ou canons. Au-dessous de l’échafaudage, des passages, comme des tunnels ou des galeries, par lesquels apparaissent les chanteurs, les acteurs, le chœur et à certains moments, une plate-forme avec des percussions. Deux plates-formes qui montent et descendent, permettent de situer les personnages dans certaines scènes, à divers niveaux de l’échafaudage. Cette option de verticalité permet à la fois de fragmenter et de multiplier les espaces, les plans d’action. L’action scénique se déroule sur la fosse d’orchestre, couverte, surélevée au niveau de la scène, ce qui crée une proximité entre les interprètes et les spectateurs, presque inclus dans l’univers représenté. Les projections sur deux grands écrans au fond et des écrans latéraux, des personnages en gros plan et des scènes du passé ou prémonitoires du futur, en relation avec les scènes représentée, multiplient les espaces scéniques. Ce collage d’images est en totale adéquation avec le collage d’éléments musicaux de nature divers et appartenant à des époques différentes dans la partition.

Calixto Bieito encadre la tragique histoire de Marie entre l’image projetée en gros plan sur le rideau de scène, au début du spectacle : une adolescente blonde, aux grands yeux bleus, figure d’innocence, et l’image finale de la même jeune fille blonde, expression de douleur et le sang coulant de sa bouche. En même temps, alors que les bruits de bottes et la musique militaire montent, on voit sur scène Marie, agonisante, allongée au sol, les bras en croix, telle une martyre du système. Susanne Elmark en Marie, soprano coloratura vertigineuse, domine la gamme émotionnelle de son personnage, traçant finement et avec sensibilité son évolution d’une jeune fille insouciante, joyeuse, ambitieuse et séductrice à une prostituée abîmée. Uwe Stickert, ténor, voix claire, agile, crée un Desportes jeune noble, abonné aux plaisirs de la vie et à la moralité flexible, adaptable aux circonstances, comme d’ailleurs la majorité des personnages. Tous les chanteurs, non seulement sont à la hauteur des exigences peu communes de la partition, mais encore se révèlent, sous la baguette de Calixto Bieito, des acteurs à toute épreuve. Pablo Heras Casado, chef d’orchestre incontestablement remarquable, lui-même théâtralisé en chef d’armée, domine parfaitement la partition, ressortant sa mosaïque musicale, sa plasticité, son univers référentiel. Mes plus grands applaudissements vont à Calixte Bieito qui non seulement maîtrise le puzzle dramaturgique de l’œuvre, mais encore traduit sur scène l’essence de l’univers zimmermannien sans effets excessifs de violence, sans pathétique, en créant des images évocatrices, fortes, contenant implicitement une cruauté et une douleur insoutenable.

Une des qualités du travail de Calixto Bieito, est de conférer à sa mise en scène un caractère intemporel et avant tout de ne pas chercher à la ramener à une actualité anecdotique