Dix ans se sont écoulés/L’interview d’Anatoli Vassiliev, donnée au journal parisien « La Pensée russe » à l’occasion de la première d’Amphitryon à la Comédie-Française

Dans le programme  online  La Comédie continue, encore!  le dimanche 5  juillet la Comédie-Française diffuse la captation d « Amphitryon » de Molière dans la mise en scène d’Anatoli Vassiliev (juin 2002). A cette occasion nous vous proposons l’interview du metteur en scène de 2002 que j’ai réalisé pour le journal La Pensée russe/Русская мысль.

Photo Laurencine Lot

Dix ans après Le Bal masqué Vassiliev est de nouveau invité à la Comédie-Francaise . Cette fois c’est  «Amphitryon » de Molière . Le metteur en scène russe a une relation toute particulière avec Molière – il fait partie des auteurs intimes de son théâtre   moscovite,  « L’Ecole de l’Art Dramatique », et il y a longtemps Vassiliev  a joué lui-même le rôle de Molière  dans « L’impromptu de Versailles ». La mise en scène d’Amphitryon par Anatoli Vassiliev est très attendue par la critique. On la qualifie même d’«événement de la saison » . Et ça se comprend, un grand maître de la scène, un russe,  qui va proposer un Molière dans la maison de Molière. 

La première, prévu pour le 9 février, a été annulée à cause de la grève des personnels techniques de la Comédie-Francaise. La grève durera 2 semaines,  enfin la première tant attendue a eu lieu le 18 février, bien que la veille, lors du filage, quand le  décor a finalement été installé, tant de problèmes techniques sont apparus que Vasiliev était prêt à tout annuler.

Ek.Bogopolskaia. –On peut dire que la répétition a été tout simplement sabotée : quand  le décor mal réglé s’effondre, et l’interprète de l’un des rôles principaux tombe dans le trou formé, de sorte qu’elle est emmenée d’urgence à l’hôpital, peut-on penser à la création?

Anatoli Vassiliev. – C’est la première fois que ce genre d’événement m’arrive.  Tous les acteurs, toute la troupe  sont prêts et pas la régie ! Pourquoi ? comment en est  on arrivé là ! comment est-il  arrivé que nous tous sommes devenus otages  des personnels techniques ? Est-ce que les machinistes ont le droit à la grève ? Moi je pense que non . La scène ne peut pas être dépendante des personnes qui ne sont pas artistes ! Pour moi c’est amoral . Comprenez moi bien, je parle de l’éthique, je ne remets en aucun cas  en question les revendications économiques du personnel technique . Tout simplement je comprends pas comment est-ce possible que les artistes doivent être grandement reconnaissants si le personnel technique accepte de travailler ! Qu’est ce que c’est que ce socialisme au théâtre ! Tout cela fait surgir en moi les souvenirs de l’époque communiste quand  le pouvoir des  non artistes  tenter d’imposer leur volonté aux artistes. C’est très triste ! Mais cela ne change en rien mon amour inconditionnel pour La Comédie -Française  et ces acteurs.

Pourquoi de nouveau « Amphitryon » ?

– On peux dire que L’Ecole d’art dramatique est basée sur les textes de Platon et  sur les dialogues philosophiques. Alors que Amphitryon de Molière  c’est le sujet de l’Antiquité qui nous est donné  sous la forme des dialogues ludiques. Et ce texte de Molière fait partie de mon travail de laboratoire depuis 1992 ! Pour la première fois il a été présenté au public en Pologne en 1995, ensuite en Allemagne, plus tard au Conservatoire  d’Art dramatique de Paris  et à Moscou, enfin en 1997 – au festival d’Avignon, ensuite à Florence et à Taormina. Cela veut dire que nous l’avons joué longtemps sans jamais le nommer spectacle (1).En réalité  « Amphitryon » est resté inachevé. Je pense que c’est uniquement aujourd’hui , à la Comédie-Française qu’il prend sa forme la plus aboutie : pour la première fois j’ai ajouté le troisième acte dans son intégralité.

— Marcel Bozonnet a probablement vu ce travail sur Amphitryon et c’est pourquoi il vous invite dès qu’il prend la direction de la Comédie-Française

— Et j’ai accepté cette proposition avec joie car c’était toujours mon théâtre préféré ! Il faut se rappeler que je suis issu du Théâtre d’art et le théâtre de répertoire, le théâtre avec une tradition comme La Comédie-Française m’est proche.

Mais tout de même  cette tradition est très éloignée de ce que vous-même vous pratiquez dans votre école -laboratoire,  du théâtre des structures de jeu et de la ritualisation artificielle  du verbe.

— Oui, vous avez raison, et nous avons fait ensemble avec les acteurs tout un chemin de la technique de jeu adaptée a la Comédie -Française  vers la mienne. Un voyage  progressif, long, sans précipitation.  Je travaille principalement avec le verbe. Mais comment puis-je, moi, un étranger, travailler avec le verbe français? Cela n’a pas été difficile pour moi, car j’entends et lis le français comme des notes. Mais j’ai aussi besoin que les acteurs croient en moi. Il fallait donc gagner leur confiance.

Ensuite, j’ai dû les retirer brusquement du territoire du théâtre auquel ils étaient habitués à un tout autre. Pour cela, un training énergétique a été mené avec eux (la technique chinoise est la mieux adaptée ici, nous avions un maître  de Wushu) et un training  verbal.  Valérie Dreville – Nina de mon  « Bal masqué » – donnait les cours de training  verbal. Elle étudie notre méthode depuis dix ans avec moi à Moscou et ici, à Paris, dans le cadre de stages que j’ai pratiqué à l’invitation de l’Académie Expérimentale des Théâtres.

Et l’étape suivante du travail –  la technique de la parole scénique –  je la pratiquais moi-même.  C’était un voyage du théâtre réaliste à un niveau supérieur, métaphysique. Un énorme travail a été accompli par les acteurs, et je leur en suis très reconnaissant. Oui, c’est vrai, je suis heureux et content  qu’ils ont réussi.

— De quoi parle cette pièce de Molière pour vous ?

— En ce qui concerne le choix d’Amphitryon  il a été justifié pour moi pour deux raisons : la première ce sont les possibilités purement théâtrales qu’offre cette pièce. Et la deuxième plutôt de l’ordre des idées. Je considère cette comédie de Molière  dans le genre métaphysique comme une haute tragédie.  Le conflit principal  se passe entre la raison et la foi.  Et quoique la pièce est écrite au XVII-ème, elle devient actuelle seulement aujourd’hui.  Il me semble que la principale perspective philosophique du XXe siècle est la  crise de la raison.

La fin du XXe siècle en Russie a déterminé ce qui va suivre au siècle prochain – c’est-à-dire qu’elle a aboli le communisme, le réalisme, le socialisme. Tout ce qui a formé la base de l’idéologie matérialiste s’effondre. Mais depuis le XVIIIe siècle, l’Europe vit en croyant à la raison.

Qu’est-ce que se passe dans « Amphitryon » ? Les Dieux dédoublent les gens et les mettent devant la problématique de la dualité que l’homme archaïque, l’homme intègre ne connaissait pas.  La dualité c’est le fondement de la civilisation. Ainsi se réalise le passage du monde archaïque vers la civilisation. Le rôle d’Amphitryon est particulièrement dramatique, il nie catégoriquement , il n’admet pas la dualité et se retrouve dans l’impasse de la raison. Quant à Alkmene  devant le choix entre deux Amphitryon elle accepte de vivre dans la dualité, accepte le dédoublement comme inévitable. En elle commence le processus qu’on appellera la foi.  Molière ici aborde la problématique de la Raison Supérieure. Mais c’est le résumé bref de ma pensée, j’en ai déjà beaucoup parlé et beaucoup écrit ! Lisez plutôt !

—  Dans votre « Amphitryon » russe  la scénographie  se référait aux loges dorées d’ancien théâtre à l’italienne comme la Comédie- Française! Ce qui correspondait à la sophistication baroque  et l’or des anciens habits solennels et des hanfus. Dans la mise en scène au Français tout est blanc : les kimonos des acteurs, tous pareils, et les décors qui  renvoient  aux murs blans de votre Studio rue Povarskaia, en tout cas tel que je le garde en mémoire pendant les représentations des «Lamentations de Jérémie».

— Le Spectacle russe était joué sur plusieurs nivaux – dans le parterre, sur avant-scène, sur scène ! Mais le dispositif principal – parterre  libéré de spectateurs, dans lequel jouent les acteurs. J’avais besoin en quelque sorte de l’idée de parterre du théâtre, d’où certainement est venue cette association avec La Comédie-Française.  Mais quand je travaille sur la scène de La Comedie -Française le parterre existe, a quoi bon le citer ? J’essaie toujours d’adopter le spectacle à la salle où on joue. Ainsi dans la mise en scène française apparaît l’amphithéâtre – j’ai soudainement compris qu’il doit être réel , qu’il ne peut plus rester illusoire. L’idée de la verticale s’affirme beaucoup plus. Et un autre espace de jeu s’ajoute – la tour, ce que je n’ai jamais pratiqué à Moscou. En ce qui concerne l’espace blanc, c’est pas uniquement  «Les Lamentations de Jérémie ». Depuis longtemps je travaille dans l’espace blanc. Il me convient idéalement – conventionnel, abstrait, métaphysique.   

Dans le programme de la Comédie-Française on peut lire « La scénographie de Vassiliev » et une ligne après – « sur l’idée de Boris Zaborov ».  Pourriez- vous nous expliquez ?

— En 1992 avec mon scénographe de toujours Igor Popov  nous avons inventé 5 images scéniques pour définir dans quel style va se développer notre  théâtre. Une de ces images  l’amphithéâtre à Pompéi. Et bien la tour blanche de l’Amphitryon – c’est l’amphithéâtre à Pompéi. C’est une histoire incroyable ! Lorsque j’ai accepté la proposition de Marcel Bozonnet , j’avais déjà en moi un dessin interne de la pièce, seule l’image externe manquait . J’ai dû travailler sur le spectacle  avec le peintre Boris Zaborov. Et il m’a immédiatement proposé cette idée de scénographie  – un espace blanc et un amphithéâtre à Pompéi. J’ai tout de suite accepté, c’était l’image qui vivait en moi, j’ai toujours travaillé comme ça. Mais Zaborov ne le savait pas! Par conséquent, je pense que si l’idée de scénographie, comme c’est écrit dans le programme, est de Zaborov, elle est en même temps complètement mienne …

(1) Au festival d’Avignon sous le titre « Huit dialogues d’Amphitryon »