Un douloureux voyage dans l’enfer familial

Le long voyage vers la nuit (El largo viaje del dia hacia la noche) d’Eugene O’Neill, Teatro Marquina, Madrid. Mise en scène Juan Jose Afonso, adaptation Borja Ortiz de Gondra (Du 4 septembre 2014 à janvier 2015 puis en tournée)

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Depuis plusieurs années Juan Jose Afonso, un des plus importants metteurs en scène espagnols, avait le projet de monter Le long voyage vers la nuit d’Eugene O’Neill. Il l’aboutit enfin avec une distribution de haut vol. Dans sa mise en scène remarquable en tout point, dépouillée, toute au service du texte, il va à l’essentiel, sculpte le langage d’O’Neill, rend magnifiquement sa puissance, son souffle poétique, sa musicalité envoûtante.Le spectacle ovationné restera à l’affiche du Teatro Marquina, un des plus importants théâtres privés madrilènes, jusqu’en janvier 2015 avant de partir en tournée.
Il y a des auteurs sur lesquels on ne s’interroge plus s’ils sont nos contemporains car de toute évidence ils le sont et Eugene O’Neill (1888 1953) en fait partie. Le long voyage vers la nuit qu’il écrit en 1941, à 53 ans, sa pièce la plus autobiographique, est un retour dans l’enfer de la vie familiale à ce moment décisif où à 24 ans, comme son personnage Edmond, fils cadet de la famille Tyrone, il apprend qu’il a la tuberculose et prend conscience de sa vocation d’écrivain. Basé sur des faits authentiques de la vie intime et familiale d’Eugene O’Neill la pièce n’a été autorisée à être publiée et créée qu’en 1956, 3 ans après la mort de l’auteur. Cependant il ne s’agit guère d’un règlement de comptes ni de révélation de secrets familiaux, c’est plutôt une tentative d’exorciser les blessures jamais cicatrisées, les traumatismes inextirpables.O’Neill revient presque 30 ans après sur les événements qu’il a vécu cet été de 1912, avec une lucidité et une sérénité en posant comme il l’explique lui-même : « un regard compatissant, compréhensif sur chacun des personnages essayant de ne pas prendre parti et de les défendre malgré les souvenirs douloureux, baignés de larmes et de sang.  O’Neill touche dans Le long voyage vers la nuit l’endroit névralgique de cette zone obscure, secrète, où les attentes, les déceptions, les désirs frustrés, les ressentiments, les haines et les tendresses désespérées des uns et des autres s’affrontent sans jamais pouvoir s’apaiser. Un lieu d’où on n’arrive pas à s’échapper. Pour ne pas s’entredétruire on se détruit soi-même. C’est une journée anodine d’août 1912 qui à mesure qu’elle va avancer, se fondre dans le crépuscule et s’anéantir dans l’obscurité de la nuit, sera le théâtre du jaillissement du désespoir et du désarroi, des violences irrépressibles, des vérités retenues qui telles des lames de couteau tranchent, blessent, tuent. Comme si chacun des personnages, à l’intersection de ce jour et de cette nuit là, allait inexorablement, sans autre issue, vers le terminus, la rupture ou la mort. Comme si une vieille photo de famille se mettait à vivre devant nous la famille de O’Neill, projetée dans celle des Tyrone, va se déchirer dans ce salon poussiéreux où on a du mal à respirer, d’une villa semblable à celle du Connecticut où la famille de l’écrivain passait les étés. À quelques traits près les protagonistes de la pièce sont des portraits quasi exacts des membres de sa famille. James Tyrone, le père, comme celui de O’Neill était un acteur de théâtre populaire, de boulevard qui rêvait d’être un acteur shakespearien. Mary Tyrone est un double de sa mère, morphinomane, déséquilibrée, se prenant tantôt pour une victime tantôt s’accusant de tout. O’Neill se projette lui-même en Edmund, frère cadet tuberculeux, suffoquant dans ce climat familial, rebelle et déjà poète, jalousé par son frère aîné Jamie, ivrogne qui mène une vie dissipée. À ce quatuor s’ajoute la jeune bonne, Cathleen, dégourdie, un peu perverse, qui tire son épingle du jeu dans ce guêpier. Dans le Ier acte, dans une atmosphère pesante, électrique comme avant la tempête, les personnages tentent de maintenir un semblant de cohésion dans le désordre et la misère. Dans le IIe acte la tension monte, les dissensions, les ressentiments, les haines s’exacerbent. Ivre Jamie avoue qu’il haït son frère au point de vouloir le tuer. Puis les personnages qui tentaient tant bien que mal d’apaiser leurs conflits finissent par comprendre qu’ils ont atteint et dépassé le point de non retour et que la « catastrophe » est imminente. Eugene O’Neill fait partie de ces grands écrivains qui possèdent l’art de dégager l’histoire personnelle, intime, de l’anecdote en lui conférant un sens métaphorique, une dimension universelle et contemporaine pour des générations successives.

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Dans son adaptation Borja Ortiz de Gondra condense la pièce, en relevant les temps forts des conflits entre les personnages qui n’arrivent ni à vivre ensemble ni à se séparer. Son texte limpide coule de source, rapproche de nous la langue d’O’Neill sans lui donner une allure d’aujourd’hui. La mise en scène de Juan Jose Afonso, sobre, épurée, fidèle à l’esprit de l’œuvre, va à l’essentiel sans jamais chercher à simplifier la complexité des personnages et des rapports qu’ils entretiennent les uns avec les autres. Avec intelligence et finesse, en faisant l’économie de la psychologie, il trace les axes thématiques, les lignes de force, les tensions dramatiques qui structurent les rapports des personnages. Comme O’Neill il ne prend parti d’aucun d’eux, ne les juge pas, laissant au spectateur une totale liberté d’approche. Tout se joue dans un décor unique d’Elisa Sanz : au milieu de la scène un grand plateau rond incliné, au fond et des deux côtés des grands voilages suspendus dissimulant d’autres parties de la maison. Derrière ces voilages on entend parfois des voix des personnages dont on aperçoit les ombres. Ces présences invisibles, presque menaçantes, rendent l’atmosphère plus étouffante encore. Peu d’éléments sur la scène : des chaises et tables en bois peintes en blanc, un tas de livres au fond. Comme si ce salon défraîchi n’avait plus d’âme.

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Les costumes des années 1910 – 20 évoquent l’époque de l’action de la pièce. On est plus dans la suggestion, dans l’évocation poétique que dans une figuration réaliste.Quelques rares projections : images de vagues rappelant la proximité de la mer, du ciel rougi au crépuscule sur lequel à la fin se dessine, tel un spectre de la mort, la silhouette noire d’un grand oiseau. Les sons sourds d’une corne de brume, scandent le passage du temps et la succession des tableaux. Peu de musique dans le spectacle, juste à un moment quelques notes d’une balade irlandaise, comme une évocation des origines familiales d’O’Neill. Tout dans cette mise en scène, jusqu’au moindre détail, est dans la finesse, dans l’évocation poétique. Dans leur jeu réaliste, mais sans excès, très naturel, les acteurs créent dans l’espace, à travers les mouvements de leurs corps, les rapprochements, les éloignements, une sorte de cartographie des tensions, des affrontements entre les personnages. Ils composent sur scène une partition vocale dégageant avec un art consommé la musicalité, le rythme, l’avancée du phrasé d’O’Neill, cette urgence de dire avant que la nuit et le silence ne tombent.Si Mario Gas en père et Vicky Peña en mère nous éblouissent par leur jeu virtuose, juste, précis, d’une sincérité et d’une profondeur humaine rare, Juan Diaz et Alberto Iglesias sont tout autant sublimes et surprenants dans le registre très vaste de leur jeu. La jeune Mamen Camacho est excellente en bonne un peu perverse et impertinente. On peut lui prédire une carrière brillante. Tous avec conviction, justesse et talent servent cette œuvre de O’Neill et la vision scénique, poétique proposée par Juan Jose Afonso.

Crédit photos: Agencia Angel Galan

 Teatro Marquina,C/ Prim 11, Madrid

Le site du théâtre:

Du 4 septembre 2014 à janvier 2015 puis en tournée