Une pièce testamentaire sur les funérailles d’une époque

 8-24 мая – Centro Dramatico Nacional Teatro Valle Inclan, Madrid

     Angel Gutierrez, acteur et metteur en scène renommé autant en Russie qu’en Espagne, une sorte de Peter Brook espagnol, expert de l’œuvre de Tchekhov, fondateur en 1981 à Madrid et directeur du Teatro Camara Tchekhov, propose une nouvelle mise en scène de La Cerisaie, pièce testamentaire de Tchekhov écrite en 1904. Il dédie le spectacle à l’actrice russe, sa femme, Ludmila Ukolova, et reprend pour le rôle de Lioubov Ranevskaia Marta Belaustegui qui avait déjà joué Varia dans sa version de La Cerisaie en 1983. 

     Angel Gutierrez, enfant de la guerre civile en Espagne, recueilli en Union Soviétique, formé à  GITIS, l’Académie Nationale d’Art Théâtral à Moscou, (ses maîtres étaient entre autres А.Lobanov et М.Knebel, disciples de Stanislavski) a une affinité exceptionnelle avec l’écriture de Tchekhov auquel il voue un culte sans limites et dont il a monté à plusieurs reprises non seulement tout le théâtre mais aussi des récits. Sa mise en scène de La Cerisaie est en résonance avec toute l’œuvre de Tchekhov articulée sur son fameux paradoxe : la vie n’a pas de sens mais seule la recherche d’un sens la rend digne. Cette inquiétude existentielle et le sentiment tragique de l’absurde qui sous-tendent la mise en scène d’Angel Gutierrez, sont précisément la modernité du théâtre de Tchekhov. « Dans La mouette – dit Gutierrez – un personnage dit de lui-même « l’homme qui voudrait ». De Tchekhov à Beckett il n’y a qu’un pas».  Je n’ai jamais vu ni entendu des pièces de Tchekhov jouées en langue étrangère (ni en français, en anglais, en polonais, en roumain), qui seraient aussi profondément ancrées dans la respiration, les inflexions, la musicalité de la langue russe, ses interjections, ses exclamations, ses suspensions soudaines qui n’ont rien à voir avec les « non-dits », que cette version espagnole de La Cerisaie. Dans sa traduction Angel Gutierrez rentre dans la chair même de la langue et de l’esprit du texte tchékhovien en rendant en espagnol les intonations, le rythme, les sursauts du phrasé tchékhovien. Plus encore il traduit dans sa mise en scène ce qu’on appelle communément « l’âme russe », ses vibrations, ses effusions extrêmes, les débordements, les manifestations presque simultanées de désespoir, de frivolité, de souffrance, d’inconscience, d’artifice, de gaieté quasi infantile. Angel Gutierrez qui non seulement a vécu et travaillé longtemps en Russie mais encore a une affinité particulière avec l’œuvre de Tchekhov, nous restitue dans sa Cerisaie la substance même de l’écriture tchékhovienne. Sa mise en scène inclassable échappe à des étiquettes esthétiques, elle ne se réduit pas non plus à une lecture particulière ou à une actualité quelconque.

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     Pour rappeler en deux mots l’argument de la pièce. Lioubov Andreevna Ranevskaia revient de Paris après cinq ans, ruinée par son amant, dans sa propriété endettée ou vivent son frère Léonid Andreievich Gayev et ses deux filles Ania et Varia. La propriété doit être vendue et Lopakhine, un nouveau riche, fils et petit-fils d’ancien serf, propose de la partager en petits lots pour y construire des villas d’été. Lioubov refuse. Finalement la cerisaie et la maison seront vendues au plus offrant, à savoir Lopakhine. En quittant la maison les propriétaires y oublient le vieux domestique Firs qui y reste enfermé, seul.  Les personnages de la « Cerisaie » dans la mise en scène de Gutierrez sont des gens qui ont tout perdu. Ils attendent quelque chose… un hypothétique Godot ? Et en attendant ils discutent sur le sens de la vie, sur d’où nous venons ?, Où allons-nous ? Ils n’éveillent en nous ni compassion ni pitié. Ils sont immobilisés par la peur, la peur de la vie, la peur d’eux-mêmes, la peur qui est un thème fondamental dans l’œuvre de Tchekhov. En contrepoint à cet espace de l’irréalité : de l’inconscience, des rêves et des illusions, dans lesquels se meuvent les personnages de La Cerisaie, le temps est un véritable protagoniste dans la mise en scène d’Angel Gutierrez. Telle une boussole affolée le temps agite dans tous les sens, perturbe l’immobilisme régnant. Il est l’unique mesure de la réalité des personnages qui ne cessent de conjuguer tous les petits et grands événements au passé et au futur. « Le train a 2 heures de retard », « cinq ans ont passé », « dans 20 ans », « il y a 40, 50 ans on ramassait et on vendait les cerises » etc.… Le délai fatidique du 22 août, date de la mise en vente de la propriété, tout au long de la pièce, telle une hache suspendue sur la cerisaie, décidera du destin de ses propriétaires. De même décliné sous toutes ses formes : vente, achat, intérêts, dettes, coût, prix, le thème de l’argent relevé par Gutierrez, élément trivial, on ne peut plus réel, scande sans cesse le déroulement des événements. Gutierrez relève et met en jeu un élément important dans la pièce : un son énigmatique qui protagonise toute l’action comme le pressentiment de quelque chose de terrible qui va arriver, une angoisse indicible. Un son sourd, pénétrant, inquiétant, douloureux, que Tchekhov comparait à celui d’une corde cassée, qui réveille les cordes de la conscience, un son intraduisible en paroles. « Quand les acteurs demandaient à Tchekhov que signifie ce son et comment l’interpréter, il se taisait», dit Angel Gutierrez. Un son qui telle une voix qui s’insinue, trouble, pénètre dans les esprits en inoculant une angoisse infinie. Cette sonorité menaçante qui évoque aussi le bruit d’une hache qui va s’abattre sur la cerisaie, terrifie à certains moments les personnages. À la fin de l’acte II, alors que tous restent silencieux, pensifs, on entend seulement les soupirs du vieux Firs et comme venant de loin un son comme une corde cassée, triste, émouvant.

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     Dans sa mise en scène Angel Gutierrez a opté pour un réalisme perverti, « fantasmatique ». Les personnages font irruption dans un univers figé dans le passé, errent parmi les meubles de la maison qui sont pour eux les seuls repères réels les reliant au monde. Sur scène un cerisier de chaque côté, des branches détachées du tronc, suspendues au-dessus. Entre les branches on aperçoit quelques vieilles photos, des reliques du passé, comme certains objets ou meubles : canapé, tables, chaises, l’armoire au fond. À l’avant-scène des fauteuils de jardin blancs. Les acteurs en costumes stylisés sur ceux de l’époque s’agitent comme des survivants dans cet espace, évoluant selon les scènes, dans le jardin ou à l’intérieur. Gutierrez confère à cet univers une dimension quasi fantasmagorique. Au tout début les meubles sont recouverts de draps. Tout se passe comme si, dans une maison déjà vendue et les cerisiers coupés (les branches séparées du tronc) on se remémorait ou on rejouait cette histoire. Les évocations de la blancheur des cerisiers couverts de fleurs comme d’un manteau blanc qui rappelle la robe de la mariée, la couleur blanche des fauteuils de jardin, renvoient à un paradis perdu. On est surpris par l’affinité de ces 14 acteurs excellentissimes du Teatro Tchekhov avec l’écriture de l’écrivain russe. Tous justes, naturels, confèrent une authenticité et une vérité profonde à leurs personnages. Marta Belaustegui crée une Lioubov à la fois libre et fragile, retenu quand elle dévoile les secrets et tentant toujours d’être heureuse. Jose Luis Checa, (diplomé lui aussi  de GITIS), sans tomber dans le réalisme du premier degré, donne une consistance et de la profondeur au personnage de Firs.

     Une approche de La Cerisaie qui ne tente ni de déconstruire ni de plier la pièce à une idée plus ou moins personnelle mais qui, avec honnêteté et intelligence, nous propose une réflexion sur son univers, tellement proche du notre.

 

Crédit photos : Marcos Gpunto

 

 El jardin de los cerezos – La Cerisaie

de Anton Tchekhov

adaptation et mise en scène Angel Gutierrez

Centro Dramatico Nacional Teatro Valle Inclan

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