Créer pour survivre

Un cycle Danser sur le volcan à l’Opéra de Madrid d’avril à fin juin 2016

Brundibar

Brundibar

             Les cataclysmes des deux guerres mondiales qui ont marqué la première moitié du XXe siècle, le pouvoir meurtrier de la haine et des idéologies discriminatoires, racistes, ont exterminé des millions de personnes. Nous savons que l’art n’est pas un antidote à la violence ni à la haine mais il est sans doute le dernier refuge et l’expression de la dignité humaine, le cri de la révolte contre la barbarie. Le thème de l’art comme évasion et rébellion dans les temps de douleur, d’oppression, de destruction, constitue la colonne vertébrale de la programmation du Teatro Real durant avril, mai, juin 2016, intitulée Danser sur le volcan. Ce programme introduit paradoxalement par Parsifal de Richard Wagner, réunit des œuvres, dont deux opéras de compositeurs qui ont été exterminés dans les camps nazis.  

Parsifal

Parsifal

       La lecture de Parsifal, opéra testamentaire de Wagner, proposée par le metteur en scène allemand Claus Guth, s’inspirant beaucoup de La montagne magique de Tomas Mann, situant l’action en Allemagne entre les deux guerres mondiales dans un hôpital pour les blessés de guerre, pourrait paraître à priori originale et intéressante. En choisissant comme lieu de l’action l’Allemagne, épicentre de l’apocalypse à venir, Claus Guth fait de Parsifal à la fin un chef militaire préfigurant Hitler, qui va prendre le pouvoir. En pratique sur scène cette idée ne fonctionne guère et depuis le début se crée un abîme entre la thématique mystique et mythique de Parsifal et sa transfiguration contemporaine. Cette fausse note mise à part il faut rendre hommage au Teatro Real d’avoir programmé le cycle Danser sur le volcan qui est à la fois un hommage aux artistes victimes de l’holocauste et une mise en garde contre notre aveuglement et notre passivité face aux mouvements révisionnistes et aux événements menaçant quotidiennement et à la montée des extrémismes meurtriers. Comprenons-nous que le volcan sur lequel nous dansons est aujourd’hui planétaire ?

I – Brundibar ou l’opéra des enfants captifs

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Brundibar

        Le cycle Danser sur le volcan s’ouvre avec Brundibar, opéra pour des enfants chanteurs, écrit en 1938 par le compositeur tchèque Hans Kràsa avec un livret d’Adolphe Hoffmeister. Brundibar en tchèque désigne un bourdon. Dans l’opéra c’est un personnage méchant, un joueur d’orgue de barbarie inspiré d’Adolf Hitler. La fable reprend quelques éléments des contes de Hansel et Gretel et les Musiciens de Brême. Deux enfants, orphelins de père, décident de chanter sur la place du marché pour gagner de l’argent et acheter du lait pour leur mère malade. Le tyrannique Brundibar les pourchasse et étouffe leur chant avec son orgue de barbarie. Avec l’aide des enfants des rues, d’un oiseau, d’un chat gourmand et d’un chien savant, les enfants finiront par s’en débarrasser. Les premières répétitions de cet opéra avaient lieu à l’orphelinat juif de Prague utilisé comme lieu d’accueil et école pour les enfants séparés de leurs parents par la guerre. En hiver 1942 Kràsa et le scénographe Zelenka ont été déportés à Terezin. En juillet 1943 presque tous les enfants du chœur original et le personnel de l’orphelinat furent déportés à leur tour. Seul le librettiste Hoffmesteir a pu s’échapper de Prague à temps. Au camp Kràsa à reconstitué la partition de mémoire. Il l’adapte aux instruments disponibles dans le camp de concentration : flûte, clarinette, guitare, accordéon, piano, percussions, quatre violons, violoncelle et contrebasse. Zelenka, metteur en scène du Théâtre National Tchèque, a peint le décor au fond des baraquements. Le 23 septembre 1943 Brundibar est créé par les enfants captifs à Terezin et fut représenté 55 fois dans l’année qui suivit. Une représentation de Brundibar fut organisée en 1944 pour une visite du camp par la Croix-Rouge programmée par le Reich pour nier l’existence des camps. C’était une mise en scène macabre : le camp était déguisé en ghetto agréable où on menait une vie normale. Pour donner une image positive, presque idyllique, du camp, bondé auparavant, un grand nombre de « résidents » fut transféré au camp d’Auschwitz. On avait repeint les baraques, installé des fausses boutiques etc. La représentation de Brundibar pour la Croix-Rouge filmée, a servi de propagande nazie. La plupart des participants à cette production, dont le compositeur, furent exterminés à Auschwitz. Brundibar est un hymne à la vie, exaltant la victoire des démunis solidaires sur un tyran. La production madrilène de Brundibar est créée en présence de Dagmar Lieblova, survivante de l’holocauste, qui chantait cet opéra dans le chœur des enfants à Terezin. Elle avait 12 ans à l’époque. Une série de rencontres avec elle est organisée autour de cette création. Mais ce qui était extrêmement émouvant c’est quand au début de la première représentation elle est montée sur scène pour rappeler en quelques mots les circonstances de la création de cette œuvre à Terezin. Au cours de la conférence de presse elle a dit : « Brundibar était pour nous un conte sur la vie normale. Sur un monde dans lequel on vendait des pâtisseries et des glaces, les enfants allaient à l’école et ne devaient pas porter l’étoile jaune. J’ai chanté dans la première représentation du 23 septembre et après seulement dans quelques autres représentations car en décembre 1943 notre famille a été envoyée à Auschwitz. » Brundibar est créé à Madrid par le chœur et les solistes du JORCAM ( Jeune Orchestre de la Communauté de Madrid) sous la direction musicale de Jordi Frances et dans la mise en scène de Suzana Gomez. Le rôle de Brundibar est interprété par le baryton Jorge Marin Rodriguez. L’orchestre est composé d’instruments identiques à ceux de la création de l’opéra à Térezin. La mise en scène transpose la fable de l’opéra dans le monde actuel où l’argent est roi et où tant d’enfants exclus, laissés pour compte, affamés, errent dans les rues. Brundibar est un animateur pervers d’une émission télévisée, vendeur de rêves, une figure de domination, du mal. La scénographie de Ricardo Sanchez Cuerda évoque au début la création originale de Brundibar à Terezin avec un rideau noir sur lequel est dessiné un grand cadre de scène qui va s’ouvrir. On voit apparaître alors sur des plates-formes roulantes des vendeurs de glaces, de lait, de pain, de jeux, un téléphone portable, représentations des choses inaccessibles dont les enfants exclus sont privés. Ces éléments mobiles se déplacent, se retournent et sur leur côté verso on voit des habitations sordides dans lesquels les choristes vont aller se coucher à certains moments. Dans une scène les enfants vont assembler quelques panneaux en carton pour composer la cabane misérable de la mère malade des deux protagonistes. Brundibar arrive dans la bouche d’une grande tête de clown qui évoque l’écran de télévision. Il est en costume à paillettes, les cheveux gominés. Le chœur en salopette jaune orange. Les personnages animaux sont identifiés par quelques éléments, un bec pour l’oiseau, un manteau noir, cheveux frisés pour le chien, costume ajusté, une queue pour le chat. Les trois vendeurs en blanc avec une toque de cuisinier. Dans l’ensemble on trouve dans les costumes des évocations caricaturales des bandes dessinées. Au-delà de son contenu, de sa valeur de témoignage, Brundibar, autant par sa musique que par sa dramaturgie scénique, est une œuvre exceptionnellement puissante, à la fois bouleversante, cruelle et poétique. Dans sa mise en scène Susana Gomez réussit à faire surgir la poésie des contes dans un univers d’horreur.

danser sur le volcan

Les dessins des enfants du camp de Terezin

        Mais ce sont surtout les jeunes interprètes solistes et le chœur qui, par leur investissement de chanteurs et d’acteurs, insufflent à cet opéra une beauté, une grâce et une force exceptionnelle. Six représentations de Brundibar sont réservées uniquement aux élèves des écoles qui ont travaillé auparavant sur ce sujet avec leurs professeurs. Une exposition de dessins originaux des enfants du camp de Terezin est présentée à l’Opéra de Madrid durant l’exploitation de Brundibar. En parallèle à la création de Brundibar une série de concerts autour de Brecht avec des musiques des compositeurs, ses collaborateurs. (Brundibar au Teatro Real du 9 au 24 avril 2016).

II – La musique comme arme de défense

        Le cycle Danser sur le volcan se poursuit avec deux opéras : Moïse et Aaron d’Arnold Schönberg (du 24 mai au 17 juin) et L’empereur de l’Atlantide ou le refus de la mort de Victor Ullmann (du 10 au 18 juin).

        Arnold Schönberg, figure emblématique de la création musicale du XXe s., a échappé aux nazis en s’exilant aux États-Unis où il a écrit une grande partie de Moïse et Aaron qui est une expression de la révolte et de la solidarité avec son peuple. L’opéra coproduit par l’Opéra de Paris et le Teatro Real, mis en scène par Roméo Castelluci, est interprété à Madrid par le chœur et l’orchestre du Teatro Real sous la direction de Lothar Koenings. 

        Victor Ullmann, disciple d’Arnold Schönberg, a composé L’empereur de l’Atlantide ou le refus de la mort dans le camp de concentration de Terezin où il fut interné en 1942 avant d’être exterminé à Auschwitz en 1944. On entend dans la partition de L’empereur de l’Atlantide des échos de Kurt Weill, Hindemith et de l’expressionnisme viennois. Victor Ullmann brosse dans cet opéra un portrait grotesque d’un tyran, caricature du dictateur nazi, qui oblige l’humanité à consentir à un féroce massacre alors que même la mort refuse d’y participer. La création de cette œuvre a été interdite dans le camp. L’empereur de l’Atlantide, présenté à Madrid, est une coproduction du Teatro Real et de l’Opéra de Séville. Gustavo Tambascio monte cet opéra avec son humour vitriolique, comme une satire macabre. La direction musicale est assurée par Pablo Halfter.  Une série de récitals avec des musiques qui vont de Kurt Weill, Schönberg, R. Strauss, E. Mendelssohn, à F Hollander, (compositeur de musiques pour le cinéma entre autres pour L’ange bleue) P Haas, V Ullmann, un cycle de cinéma avec entre autres Le dictateur de Chaplin, des ateliers et conférences jalonnent tout au long du mois de mai et de juin le programme de Danser sur le volcan.