Les sortilèges de la Fura dels Baus

 6 – 8 mai 2016Teatros del Canal, Madrid 

L’amour sorcier El fuego y la palabra de Manuel de Falla 

mise en scène et scénographie Carlus Padrissa, direction musicale Manuel Coves

Orchestre de la Communauté de Madrid

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                              « Je suis la voix de ton destin !

                                  je suis le feu dans lequel tu t’embrases !

                                   je suis le vent que tu soupires !

                                    je suis la mer dans laquelle tu naufrages !»(Maria de la O Lajarraga)

          La Fura dels Baus ne cesse d’étonner par son audace, son goût de provocation et de conquête. La voici souveraine, déployant sa puissante magie hypnotique, réinventant L’amour sorcier, le célèbre ballet de Manuel de Falla, sans doute le summum de son art.  Le spectacle L’amour sorcier de la Fura dels Baus, commande du Festival International de Musique et de Danse de Grenade pour célébrer le centenaire de la création du ballet par Manuel de Falla, a été créé en juillet 2015 dans les arènes de Grenade et continue en 2016 sa tournée triomphale. Carlus Padrissa (né en 1959) fondateur en 1979 du célèbre groupe la Fura dels Baus est passé depuis une quinzaine d’années à la mise en scène d’opéras parmi lesquels : La damnation de Faust de Berlioz, La flûte enchantée de Mozart, Le journal d’un disparu de Janacek, Le château de Barbe Bleue de Bartók, Tannhäuser de Wagner. Cent ans après la création de L’amour sorcier par Manuel de Falla, Carlus Padrissa propose une nouvelle version de l’œuvre en insérant dans la partition d’autres compositions de de Falla qui permettent de développer l’histoire racontée. Ainsi sa version en cinq scènes inclut-elle Nuits dans les jardins d’Espagne, la danse de La vie brève et culmine avec la jota finale du Sombrero de tres picos. Manuel de Falla fusionne remarquablement dans ce ballet la musique populaire andalouse avec les arrangements de la musique moderne. Carlus Padrissa réancre davantage ce ballet dans le terroir andalou en donnant plus d’importance au texte, le manuscrit de la poétesse andalouse Maria de la O Lajarraga et au parties chantées interprétées par la chanteuse flamenco Esperanza Fernandez qui joue le rôle de la gitane Candelas. Pol Jimenez, auteur de la chorégraphie, incarne le personnage de Carmelo. Huit danseurs font tous les autres personnages. Miguel Angel Contes joue les passages flamenco à la guitare. En recourant à des éléments habituels de son esthétique : constructions ou objets mécaniques, technologie sophistiquée, effets spéciaux, projections, éléments naturels, ici l’eau et le feu, la Fura dels Baus crée une vision poétique et très plastique de L’amour sorcier en réussissant une fusion parfaite du théâtre, de la musique et de la danse. Carlus Padrissa rend hommage à la poétesse andalouse Maria de la O Lejarraga, co-auteur avec son mari du livret de L’amour sorcier et dont le nom avait disparu dans la version originale de l’œuvre. Il lui restitue sa part d’auteur en recourant dans sa version uniquement à son texte et en inscrivant sa signature à la fin du spectacle dans une très belle image : Candelas dans une petite nacelle avec une grande lettre O surplombant la scène. Le sous-titre du spectacle Le feu et la parole est aussi une référence au texte passionné, brûlant comme le feu, de Maria de la O Lejarraga. Il rend également hommage à Jose Val del Omar (1904 – 1988) Granadin, ami de Manuel de Falla et de Federico Garcia Lorca, avant-gardiste, inventeur de nouvelles techniques de cinéma, en intégrant dans le spectacle à travers des projections les images qu’il a réalisées.

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         Carlus Padrissa modernise l’argument du ballet. Candelas, une gitane, découvre l’infidélité de son amant Carmelo. Dévorée par la jalousie elle n’est pas disposée à se faire abandonner. Elle décide de reconquérir son amant et se rend à la grotte d’une sorcière pour lui demander d’opérer un charme. Ne la trouvant pas dans la grotte (dans notre monde il n’y a plus de sorcières) Candelas accomplit elle-même le rituel. Mais dans la version de la Fura il s’agit d’un rituel de passage de l’ignorance à la connaissance, d’une prise de conscience de la force de la parole, grâce à laquelle elle peut reconquérir son amant. Pendant l’ouverture du ballet sur le rideau en tulle sont projetées des images de nuages. Puis, depuis la salle, inclue dans la mise en scène, arrive le couple d’amants en blanc. À plusieurs reprises certaines séquences du ballet se déploient dans divers endroits de la salle. Sur scène apparaît une énorme construction sur roulettes en forme de triangle barré évoquant la lettre A, avec d’un côté une sorte de fourche et de l’autre une roue dans lesquelles évoluent les danseurs dans des mouvements quasi acrobatiques. La chorégraphie envoûtante, dessine des situations, narre l’histoire à travers des mouvements sculpturaux qui créent des images extrêmement plastiques travaillées par les éclairages, les effets lumineux, jouant sur les contrastes, le clair-obscur, les couleurs vives. Une fois de plus la Fura fait montre à la fois de son sens extraordinaire de la théâtralité, de sa maîtrise inégalable des moyens techniques et de sa capacité à synthétiser dans son langage mouvements des corps, musique, voix, effets visuels. Pas de gags ni d’effets inutiles, gratuits, dans la mise en scène d’une extrême cohérence. Pol Jimenez en Carmelo est éblouissant à la fois comme danseur et acteur. Esperanza Fernandez en Candelas hypnotise par sa présence et sa voix tant dans les parties chantées que parlées. Parmi de très belles séquences celle où un groupe de danseuses en robes et mantilles blanches versent de l’eau sur le plateau en communiant ainsi dans leur danse avec la nature. Dans une autre séquence les danseurs en costumes noirs, évoquant des chauves-souris, projettent de l’eau avec des pistolets à eau, le bruit de l’eau se mêle avec la musique. Ou encore une image splendide, référence à une ritualité ancestrale, des danseurs hommes arrivant sur scène avec des torches allumées, tels des porteurs du feu sacré. On est subjugué par certaines images aériennes, comme par exemple celle de deux danseuses qui se balancent, suspendues à un câble, la tête en bas. La Fura, virtuoses de son art, ne délivre ici aucun message, mais on perçoit nettement dans sa lecture de L’amour sorcier une vision de la femme libérée maîtresse de la parole, de son corps et de sa passion.

Crédit photo: Teatros del Canal