Postface (à la Préface)

Elle n’est plus ! Laurencine a entendu le silence, Laurencine a été effrayée par ce silence, Laurencine a ouvert la porte et pénétré dans l’appartement, Laurencine, à qui elle louait cet appartement à Paris, place Gustave-Toudouze, a ouvert la porte avec sa clé et elle est entrée dans le couloir. Je ne sais pas ce qu’il y a eu après, ce qui s’est passé d’autre… Elle n’est plus ! Les « pompiers » sont arrivés. Ils ont enlevé le corps, ils l’ont emporté dans un frigidaire. L’appartement est sous scellés. Natalia passera cette nuit dans un frigidaire Son corps va geler, elle n’aimait pas le froid, tellement pas, son âme, si son âme est restée dans son corps, si son âme ne s’est pas  envolée au moment de sa mort subite, son âme va commencer à escalader ce corps glacé pour s’en échapper vers le néant. Isaeva Natalia n’est plus parmi nous !

J’ai passé vingt et un ans aux côtés de Natalia, je l’ai accueillie dans ma vie, déchirée et exsangue après l’assassinat de son mari, Sergueï Isaev, toutes ces années nous avons été amis. Non, c’est elle qui m’a accueilli, moi, le banni du théâtre, de la ville, de la patrie ! « Années de voyage » — c’est ainsi qu’elle intitulera son livre-essai sur moi. Vingt et un ans !

Cet été, après s’être fait vaccinée pour la seconde fois sans être remise encore de deux mois d’une pneumonie qui la faisait s’étouffer, Natalia a supporté debout sur ses deux jambes la grave arythmie de son cœur, les médecins grecs l’ont envoyé en urgence en réanimation — soit vous vous mettez sous la capsule, soit vous allez jusqu’au temple le plus proche, vous priez Dieu et faites vos adieux, choisissez, le taux d’hémoglobine est tombé, il a atteint le chiffre critique de la non-vie. Les médecins de l’île de Leros ont réussi à tirer Natalia d’affaire, mais pas pour longtemps ! Un électrochoc seul pourrait vous sauver d’une mort accidentelle sur la route du retour, des médicaments puissants sont aussi possibles, mais où les trouver, comment organiser en pleine pandémie une visite chez le cardiologue, pour obtenir une  ordonnance, soixante jours d’attente  avant de voir un médecin, elle avalait des cachets de manière régulière et chaotique, et puis il a fait froid à Paris, de nouveau elle a attrapé une pneumonie grave, mais elle anesthésiait la maladie par des cours online sur l’histoire de la philosophie, on me paye un peu pour ces cours, je suis tellement heureuse , plus de trente cours brillants, après lesquels elle s’évanouissait, puis elle s’en sortait jusqu’aux cours suivants. La maladie sembla s’éloigner, la toux se calmer, le cœur se tranquilliser. Mais pas pour longtemps ! Elle a attrapé la covid pour la seconde fois !

L’année 22 est arrivé ! Le jour de l’an passé, Natalia a rencontré nos camarades, anciens élèves de l’école de théâtre de Lyon, ils cherchaient ensemble la façon de préserver de l’oubli les archives lyonnaises du département de formation à la mise en scène, quatre heures dehors, il faisait soleil, c’était joyeux, un nouvel an au paradis, le lendemain matin elle reçoit un message : pardonne-moi, j’ai un test positif , je ne le savais pas, j’ai été au studio de répétition mais mon test est positif, je reste couché, je me confine.  Je vais rattraper la covid ! Une fois de plus ! On dit que chez les vaccinés la maladie est plus légère, pourtant, elle n’est même pas malade — le premier, le deuxième, le troisième jour —le test est positif, la température pas trop élevée, 38° la nuit, au matin elle redevient normale, elle ne veut pas aller voir les médecins, « si je tombe malade, je n’irai pas voir les médecins… » À Moscou, je suis au théâtre tous les soirs, à Paris, elle prépare la traduction d’un nouveau bouquin « psychologique », une commande, on paye peu, mais le texte est facile, pas familier, mais intéressant.

Il y a deux jours , je lui écris une lettre, mes commentaires sur un spectacle et une pièce, la pièce est virtuose, le spectacle est ordinaire, mais sincère,  ma lettre reste sans réponse, c’est arrivé  parfois auparavant, quand elle était malade, elle se cachait, elle s’enfermait, ne se montrait plus sur l’écran de son iPad, sauf à se parer de guirlandes qui lui donnaient une beauté hors du commun, je ne veux pas être laide, et  que la pénible maladie  qu’elle voulait ignorer ne se voit pas, juste sa voix un peu éraillée, juste ses yeux immenses, ronds, fous, juste ses yeux ronds te regardent derrière une monture ronde, des yeux larges comme son nom de jeune fille — Chirokaïa [1]! — des yeux grand-ouverts sur sa chair souffrante !

Je veux qu’avant ma mort paraisse mon livre sur toi, je veux le tenir dans mes mains, mon vingtième livre, ou plus que vingtième, « Les Années de voyage », comme chez Goethe. Écris la Préface, écris la Préface, écris la Préface ! Attends un peu, pendant les deux jours avant le Nouvel An, je l’écrirai, j’aurais dû le faire en septembre mais je différais, j’attendais le moment propice, pardonne-moi ! J’écrirai, je terminerai, j’ai fait le plan, j’ai déjà commencé, pardon, j’ai déjà écrit, lis! Oui, j’ai lu, mais il y a très peu de choses à mon sujet, tu me passes sous silence ! Écoute, c’est gênant dans un livre sur moi de chanter tes louanges pour avoir écrit un livre sur moi! Je vais inventer quelque chose, j’ai trouvé ! Hourra !!! Maintenant j’aime, j’aime beaucoup ta Préface, mais pourquoi écris-tu — Isaeva Natalia— et non — Natalia Isaeva ?! Je ne sais pas, Natacha, mais comme ça c’est une  façon de parler particulière, comme ça, c’est plus noble, je ne sais pas…

[1] Veut dire large, généreuse

(Traduit du russe par Valentine Bérard)

« Le débat du cœur : Colette Thomas et Antonin Artaud »

 15-23 décembreThéâtre de l’Atalante
 
 
Un spectacle singulier de Virginie Di Ricci/ Jean-Marc Musial d’après la correspondance de Colette Thomas et Antonin Artaud (Théâtre de l’Atalante). La rencontre de deux êtres extraordinaires. L’un est un poète visionnaire de cinquante ans, interné en hôpital psychiatrique depuis neuf années. L’autre est une aspirante inspirée – poète, comédienne de 23 ans, formée par Louis Jouvet, qui a ,elle aussi, connu l’internement psychiatrique. Nous sommes en 1946, Colette Thomas rend visite à Antonin Artaud encore interné à l’asile de Rodez. Sa lecture, pendant la guerre, du « Théâtre et son double », l’a renversée et durant les deux années qui suivent elle travaille avec Artaud pour dire ces textes lors de trois performances restées cultes, notamment la soirée d’hommage à lui rendu, au théâtre Sarah Bernhardt le 7 juin 1946. Elle est aussi l’auteur d’un unique livre resté dans l’ombre pendant plus de soixante ans : « Le testament de la fille morte », réédité cette année par les Editions Prairial. Ce livre contient ses lettres adressées à Antonin Artaud sous le titre « Le débat du cœur ». Les lettres d’Artaud à Colette sont parues dans « Suppôts et Suppliciations ». Recomposée et mise en scène pour la première fois, cette correspondance révèle une histoire sans exemple, extraordinaire, dramatique. Sur scène l’actrice, Virginie Di Ricci, devient le lieu physique et psychique d’un débat du cœur qui n’a pour témoin que la lumière, réalisée par JM Musial, pivot essentiel d’une radicalité dans l’épure et dans le dialogue des âmes. Drame double donc où la voix d’Artaud se noue à celle de Colette Thomas à travers ses réminiscences traumatiques et leurs dépassements. Un théâtre « où les bûches des mots sont des bêtes qui toutes éclatent en sanglot » (A.A) Pacôme Thiellement, préfacier de Colette Thomas, recompose en un prologue, sur le mode la conférence, le parcours et le portrait de Colette Thomas. Tombée dans un immense oubli, Colette Thomas nous revient aujourd’hui à travers le regard d’ Antonin Artaud.

Dans l’intimité du couple Anton Tchekhov et Olga Knipper-«Ta main dans la mienne» de Carol Rocamora à Madrid

Du 4 au 28 novembre 2021 au  Teatro  Fernan Gomez Centro Cultural de la Vila, Madrid

Présentée dans un décor simple, un parquet rouge comme celui de la pièce où Tchekhov écrivait à Yalta, une table couverte de papiers et de manuscrits, deux chaises, un fauteuil en rotin, un petit banc et au fond à gauche un portoir avec des vêtements suspendus. En entrant dans la salle nous sommes accueillis par des chœurs russes. C’est  ainsi que commence le spectacle  « Ta main dans la mienne » d’après la célèbre pièce de l’américaine Carol Rocamora, critique de théâtre et  traductrice de Tchekov, basée sur la correspondance d’Anton Tchekov avec sa femme, l’actrice Olga Knipper , dans la  mise en scène de Santiago Sanchez. Avec sa compagnie l’OM Imprebis créé en 1983  à Valence il a mis en scène des œuvres de Brecht, Cervantes, Camus ou Tchekhov et des spectacles basés sur l’improvisation. Il a travaillé  également pour le Centre Dramatique National de Madrid  et Théâtre de la Généralitat de Valencia.

Après  Paul Scofield et Irene Worth ( Almeida Theatre, London, 2001), Michel Piccoli et Natasha Parry (  Théâtre des Bouffes du Nord, 2003 ), ce sont les deux célèbres acteurs espagnols, Rebeca Valls et José Manuel Casany, qui vont endosser les rôles d’Anton et Olga.

Au début les deux interprètes nous parlent des lettres qu’ont échangés Tchekhov et sa femme, plus de 400, qui font la matière du texte de la pièce. Puis très vite ils incarnent les deux personnages. Ils vont en lire de courts extraits, en écrire aussi, en les disant, mais surtout jouer, dialoguer la majorité du texte composé à partir de ces lettres. L’assemblage est fait de telle façon que l’on a le sentiment d’un dialogue suivi, les lettres se répondant, se questionnant. Le jeu des deux acteurs est naturel, sans être naturaliste à l’excès.

Par moment Olga nous donnera des extraits, courts, des pièces de Tchekhov qu’elle a jouée pour animer Tchekhov à écrire encore et le rassurer sur ses qualités d’écrivain de théâtre.

Les moment heureux et joyeux donnent lieu à une course sur le plateau, à un jeu vif, les moments tristes, comme la perte de l’enfant qu’Olga attendait, les difficultés de Tchekhov pour écrire, épuisé par sa maladie, cloitré volontairement à Yalta, sont joués délicatement, sans surcharge, mais émouvants. La musique, composée par Victor Lucas, viendra ponctuer les moments importants de cette relation, créant ainsi des pauses dans le jeu.

Les costumes sont intemporels, contemporains et d’époque, comme cette  jupe longue et une petite veste qu’ Olga ira chercher sur le portoir après leur mariage.

Les moments de tendresses sont montrés de façon naturelle et retenus. La diction est parfaite, ce qui n’est pas toujours le cas de certains acteurs.

Un beau moment de vie, un regard intime sur la vie de ce couple légendaire. Une pièce qui émeut mais également nous fait découvrir les mystères de la création théâtrale.

 Crédit photos: Jordi Pla

 « Бабий Яр. Контекст » украинского режиссера Сергея Лозницы был  удостоен Каннской премии «Золотой глаз» –  за лучший документальный фильм.   Картина состоит из смонтированных архивных материалов, в основном немецких,  идущих без комментариев и закадрового голоса рассказчика.  Даже не столько сами массовые убийства евреев в оккупированном Киеве в сентябре 1941 года, но именно контекст, прямо или косвенно связанный с трагедией Бабьего Яра. Растерянные измученные лица нескончаемого потока солдат Красной Армии, попавших в плен в первые дни войны. Счастливые лица украинских крестьянок, которым немцы возвращают мужей, оказавшихся среди пленных. Оборона Киева, отступление.  Встреча нацистов в Западной Украине с цветами и хлебом-солью  под лозунгами  «Слава Гитлеру». Падающие, как карточные домики, многоэтажные здания на Крещатике – взрывы, организованные НКВД, послужили для оккупантов формальным поводом для организации убийствa евреев.

Кадры процесса 1945 года, где свидетельствует одна из немногих выживших в Бабьем Яру. Почти рапидом –сцены издевательств жителей Львова над согражданами -евреями.  И стоп -кадры на редких  фотографиях жертв Холокоста -единственных доказательств жизни, оставшихся от   сотен тысяч уничтоженных стариков женщин детей. Фильм- как скорбный реквием, зарифмованный в конце долгой цитатой из Василия Гроссмана об «убийстве целого народа».  Сергей Лозница уже многие годы  работает над созданием полнометражного фильма об истории Бабьего Яра. Тема очень неодназначная для Украины, встречающая как поддержку, так и активное противостояние.

Не случайно, на представлении в Каннах  своего  фильма, который читается как преамбула  к будущей игровой картине, Лозница говорил, что несмотря на то, что уже прошло восемьдесят лет со времени трагедии, у него ощущение, что он все еще на линии фронта.

Construire des maisons et des meubles comme on construit des voitures et des avions….

4 mars – 13 juin 2021

« L’univers de Jean Prouve : Architecture, Industrie, Mobilier » : exposition à la CaixaForum de Madrid, avec la collaboration du Centre Pompidou à Paris.

« Jean Prouvé exprime de façon singulièrement harmonieuse le type de « constructeur » que la loi n’accepte pas encore mais que l’époque dans laquelle nous vivons réclame » Le Corbusier, 1954

Cette exposition qui suit l’ordre chronologique des créations de Jean Prouvé (1901-1984), ses étapes, son évolution, nous présente des mobiliers, des parties de constructions et des documents : photos, croquis, études.

Jean Prouvé a une formation de ferronnier. Il commence par créer des portails en fer pour des architectes. Puis il conçoit des meubles en acier plié, ce qui donne une rigidité plus importante à l’acier et permet de créer des formes complexes, comme une chaise ou des bureaux.

La première salle nous présente ses chaises puis du mobilier pour les collectivités. Un pupitre d’un seul bloc : écritoire et siège. Des bancs pour l’université, en acier et bois.

Vient ensuite, après la guerre, la période de la reconstruction. Jean Prouvé crée des maisons préfabriquées. C’est-à-dire que les éléments de la maison sont créés en atelier pour être ensuite assemblées sur place. Il conçoit ainsi une maison de vacance que le propriétaire peut monter et démonter où il veut. Et une école également démontable pouvant être déplacée facilement.

L’exposition nous montre un exemple d’une travée de cette école à l’échelle réelle. Il y a aussi plusieurs vidéos du processus de montage de ces maisons.

Il va aussi étudier et proposer la construction d’un immeuble, également comme un mécano, assemblé à partir d’éléments préfabriqué.

Il va également étudier les possibilités de l’aluminium et créer le pavillon du centenaire de l’aluminium, monté sur les quais de la Seine à Paris en 1954.

L’exposition présente des coupes des poutres pliées selon divers profils, des modèles de jonction entre ces poutres et des études de faisabilité.

Enfin une vidéo nous présente Jean Prouvé dessinant les plans d’une maison modulable.

Une exposition qui nous permet de mieux connaitre ce concepteur qui a marqué son époque et qui reste encore actuel dans ses recherches et conceptions du traitement de l’acier et de l’aluminium dans la construction.

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10,11,12 et 13  février 2021 à 19.00  – Luisa Fernanda, la zarzuela de Federico Moreno Torroba  dans la mise en scène du célèbre metteur en scène italien  d’opera Davide Livermore en direct du Teatro la  Zarzuela de Madrid   

 

La zarzuela a vu le jour en 1657 dans le théâtre du Palais Royal de la Zarzuela. Les premier auteurs de livrets furent Lope de Vega et Calderon. La zarzuela est une œuvre chantée et parlée, à la manière d’opéra comique française. Ses thèmes sont de l’époque, avec un certain aspect critique de la société. Pour le metteur en scène, Davide Livermore de réputation mondiale, Luisa Fernanda est « une œuvre d’art espagnole et de la culture universelle ».

Et pour le chef d’orchestre britannique Karel Mark Chichon, elle est « La dernière grande zarzuela romantique » qui mêle « la grâce et la couleur de la musique espagnole avec l’élégante comédie viennoise et le vérisme de l’opéra italien. »La distribution compte avec des grandes voix de l’opéra.

Une histoire d’amour contrariés, de noble geste de la part de Vidal un des amoureux de Luisa Fernanda, qui voyant qu’elle aime toujours Javier, lui cède la place. Tout ceci sur une place de Madrid, au milieu des convulsions de la révolution de 1868 et de la guerre entre les Libéraux et les Royalistes qui amènera le départ de la Reine Isabelle II. Davide L transpose l’action dans les années 30.

Le décor, le Сiné Doré, un cinéma mythique fondé sous la IIe république et toujours en fonctionnement. Son architecture baroque inspire le rideau de scène, la façade du cinéma et le décor : le cadre de scène et les fauteuils de ce cinéma. Ce décor est placé sur un plateau tournant et nous présentera la côté face avec l’écran et le revers de cet écran en fonction des situations.

Dans le final nous sommes en Estrémadure, dans la propriété de Vidal, marqué par des gerbes de blés dressées autour du cinéma. Le cinéma joue le rôle de lieu de rassemblement, d’échanges et de conspiration que jouait avant la place publique.

Ce qui amène la combinaison de la musique, du chant et de projections cinématographiques, en noir et blanc, soit sur l’écran du cinéma soit au fond sur un cyclorama. Ces projections ne sont pas envahissantes, ne gênant pas l’écoute et la vision des événements.

Cette zarzuela comporte des airs que tous connaissent comme « El soldadito » « En este apacible rincon de Madrid », « De mi morena ».

Luisa Fernanda est amoureuse de Javier, qui s’est engagé dans l’armée pour faire carrière et pouvoir ainsi l’épouser, mais il semble la délaisser.

Vidal, qui est amoureux de Luisa, lui déclare son amour mais Luisa le refuse. Pendant ce temps les spectateurs du ciné regardent un extrait d’une autre zarzuela, commentant l’action et les événements. Ils vont faire des arrêts sur image, restant immobiles, dans la même position pendant les airs de Javier, de Luisa et de Mariana. Javier est vu entrant chez la duchesse qu’il semble courtiser. Dans le second acte nous sommes à la Verbena de San Antonio, une fête populaire, qui donne lieu à des danses et des chants. Javier est jaloux parce que Luisa est assise à côté de Vidal. Ce qui pousse Luisa dans les bras de Vidal car elle a vu Javier dans les bras de la Duchesse.

Suit une scène de lutte et de révolution dans laquelle Javier, du côté monarchique est fait prisonnier avec l’aide de Vidal. Luisa Fernanda prends sa défense pour qu’on le laisse partir libre. Mais le sort change et les conjurés sont écrasés par l’armée.

Dans le troisième acte la révolution a triomphée. Luisa est venue dans la propriété de Vidal pour l’épouser mais Javier réapparait. Vidal se rendant compte que Luisa aime Javier et que lui aussi l’aime, se désiste et les laisse partir ensemble, le cœur détruit car il aime Luisa. 

L’action se passe dans, devant, derrière le cadre ou la façade du cinéma, les acteurs, chœurs et danseurs montant sur sa scène, dont l’écran à disparu. L’histoire de la joute amoureuse des deux hommes pour le cœur de Luisa soutient l’action et le rythme de l’œuvre. Les scènes se suivent et s’enchainent aisément.

Les chanteurs sont de haut niveau et sont aussi acteurs convaincants. Le chœur est toujours aussi efficace et l’orchestre présent met en valeur cette musique.  Un beau spectacle, comme le Teatro de la Zarzuela en présente régulièrement.

 

Outre le fait que ce théâtre est un fort beau théâtre ancien, les prix des places vont de 10 euros à 48 euros pour le parterre. Ce qui permet de profiter de spectacles de haut niveau, avec des chanteurs d’opéra, pour un prix abordable, d’autant plus qu’il y a des réductions pour les jeunes et pour les anciens.

Ils ont aussi créé une série de courtes vidéos pendant le confinement sur une répétition en présence d’un mystérieux inspecteur qui présentent les différents métiers de ce théâtre sous une forme humoristique

Crédit photo: Javier del Real

A la mémoire de Boris Zaborov (1935-2021). Entre éphémère et éternel : un dialogue des arts

Zaborov dans son jardin. Photo Dina Schedrinskaya — Irina Zaborov

« Celui qui a été ne peut plus désormais ne pas avoir été : désormais ce fait mystérieux et profondément obscur d’avoir vécu est son viatique pour l’éternité. »                                                                                        Vladimir Jankélévitch , L’irréversible et la nostalgie

A Moscou, la nouvelle Galerie Tretiakov expose les œuvres du peintre Robert Falk. Parmi les toiles  exposées  figure un tableau intitulé « Un  vieil homme » (le cartel  indique: Portrait d’un inconnu, Rouza , 1913)— qui n’a pas l’air  d’un vieux—,   droit, élégant, simple et noble à la fois,  qui ressemble presque trait pour trait à Boris Zaborov. L’émotion me serre la gorge. Il n’y a pas de hasard. Quelques jours avant de recevoir les photos de l’inauguration de cette exposition j’avais appris la disparition de Boris Zaborov. Et ce clin d’œil de l’au-delà, entre peintres, me touche d’autant plus que j’ai à la fois travaillé sur les esquisses de Falk pour le GOSET, le théâtre yisddish de Moscou dans les années vingt, et sur le versant théâtral de l’œuvre de Boris Zaborov en France.

Robert Falk. Un vieil homme. Rouza,1913

Né en Biélorussie en 1935, Zaborov a étudié à l’Institut  d’art Sourikov de Moscou dont il est sorti avec un diplôme de scénographe. Ses premières collaborations théâtrales se voient, pour diverses raisons, empêchées par la censure : en 1960 au Théâtre Sovremennik, en 1966 au Théâtre Maïakovski, avec Piotr Fomenko, puis au Théâtre Stanislavski . De retour à Minsk, il crée des décors au Théâtre Ianka Koupala, mais s’oriente davantage vers l’illustration de livres et la peinture. La suite, c’est en France qu’elle se passe, à Paris où il arrive avec sa famille en 1980. Boris Zaborov était donc un Français né à Minsk, qui parlait français, avait déniché son atelier dans une impasse campagnarde du 20 ème arrondissement, une petite maison avec un jardin. C’était aussi un endroit de réunion festif pour les Russes de Paris, d’URSS puis de Russie. Je me souviens , dans les années 90,  de repas où l’on pouvait rencontrer, autour de la table dressée dans la verdure, metteurs en scène, comédiens, cinéastes, traducteurs : Otar Iosseliani, Piotr Fomenko, Macha Zonina et tant d’autres. C’était gai, ensoleillé. Et puis on pénétrait dans l’atelier et on était saisi par les toiles qui emmenaient très loin ailleurs, dans un monde de silence et de mystère…   

Portrait de jeune fille ,1996

Tombé par hasard, mais au bon moment, sur une photographie ancienne, Boris Zaborov s’est mis à développer une pratique originale, découvrant une vision nouvelle, un « regard vers l’intérieur » : il aborde le monde du souvenir, qu’il ouvre, selon son expression, par une « porte dérobée ». Il s’engage dans la création de ce qui va prendre au fil des oeuvres l’allure d’une collection de vestiges, voire d’une « bibliothèque de vestiges » — vestige dit le dictionnaire :  ce qui demeure d’une chose détruite, objet, personne, groupe d’hommes ou société. Sa peinture alors reflète une méditation profonde et lente ( touchant donc l’espace et le temps) sur la disparition, la mémoire , la transmission. Les yeux des êtres photographiés ont parfois rassemblé, dans le quart de seconde où s’embrasait le phosphore,  toute une énergie vitale, une volonté d’être présents dans l’objectif, une concentration obstinée et immobile devant la magie d’un acte au rituel complexe qui leur donnait accès à l’éternité. Je pense ici à la séquence de la photo dans Les Trois soeurs d’Anton Tchekhov. L’oubli dont les trois femmes feront l’objet est leur triste souci, mais le dramaturge les a imprimées sur une photo, à la fête d’Irina. Et elles demeurent, s’éloignant ou se rapprochant de nous, selon la vision des metteurs en scène.

Triptique, Un jardin, 1987

C’est cette concentration, capable de générer un processus de vibration, d’entrée en contact, qui inspire la peinture de Zaborov. « Toute mon aventure avec les photographies anciennes réside dans les signaux qu’elles m’envoient » écrit-il. « Une vieille photo peut m’attirer formellement mais résister à mes efforts de ressusciter ses héros. C’est qu’elle n’est pas mon objet. Toutes les tentatives de lui insuffler de la vie demeurent vaines. Mais quand il s’agit de mon objet, une vibration intérieure surgit, un dialogue virtuel s’engage, les regards insistants des personnages capturés autrefois par l’appareil photographique commencent à s’éclairer, à venir à ma rencontre, pareils à la lumière qui nous vient d’étoiles depuis longtemps éteintes. »[1]

Les regards intenses des photos argentiques sont comme ramenés à la vie par l’alchimie de la peinture, ils sont plongés dans une nouvelle lumière, dans une palette de couleurs passées, tamisées, déclinant le sépia ou le brun des originaux en gris bleuté, beiges grisés, cuivrés adoucis. Une brume règne, sans grisaille pourtant, parce qu’elle est un voile qui estompe la couleur, et qu’elle l’ombre avec une douceur mate, tout en conservant paradoxalement toute la précision des lignes. L’acte de peindre fait subir à l’image photographique un nouveau bain dans le révélateur personnel de l’artiste dont on ne sait parfois pas s’il produit l’émergence ou l’évanouissement d’un passé révolu. Il lui confère en tout cas une matière qui n’est plus surface, et qui est celle d’une vie éteinte, aux textures craquelées, griffées, crevassées, fendillées. Comme celle des murs du Théâtre des Bouffes du Nord où la restauration voulue par Peter Brook a su marquer le crépi neuf de la présence du passé.

Boris Zaborov crée aussi d’étranges  sculptures, sculptures de livres qui semblent sortir d’un terrain de fouilles, ou du grenier effondré d’une maison délabrée. Livres anciens, malmenés, délaissés, en danger. Zaborov craint la culture numérique en marche qui fait que dans les écoles d’art on n’apprend plus à dessiner mais à manier des logiciels de dessin. Les livres-sculptures sont en bronze patiné en gris-brun aux reflets bleuté ou argenté, avec des dorures raffinées. Leurs couvertures où le bronze se fait cuir sont usées, façonnées, modelées par le toucher de nombreuses mains curieuses, elles sont marquées comme un vieux visage ridé, mais tous leurs nobles attributs sont conservés :  caissons sur la tranche de la reliure, titres et fleurons précieux. Grand ou petit, ouvert ou plus souvent fermé, le livre usagé est accompagné d’objets variés liés à l’acte de lecture, de création ou de destruction : lunettes, poupée démantibulée, ciseaux, montre à gousset, empilement de lettres en plomb pour la composition… Sur le bronze de ces livres — livres d’ histoire,  de médecine, Bible…—, des photos sont parfois incrustées. Les pages, quand l’angle de vue choisi par l’artiste permet de les voir, ont été manipulées, tournées et retournées, elles sont  collées en paquet, altérées par le dur labeur du Temps et des intempéries. Sur le grand registre du livre-bronze intitulé « Comédie Française », théâtre où Zaborov a travaillé sur des pièces de Hugo, Tourgueniev, Lermontov et Molière, sont coulés en relief un masque et une fine pointe sèche. L’objet est conservé à la Bibliothèque-Musée de la Comédie -Française à Paris.

Car en plus de faire dialoguer image et texte, photographie et peinture,  photographie, peinture et sculpture,  livre et sculpture , c’est l’univers produit par ces dialogues que Zaborov introduit dans ses travaux pour le théâtre français et tout particulièrement  dans le plus beau de tous sans doute, Bal masqué de Mikhaïl Lermontov, qu’il crée en 1992 à Paris avec  le metteur en scène Anatoli Vassiliev [2]. Qui plus est, on pourrait voir dans ce qui définit la théâtralité, faite de présence et de relations interactives, un des fondements de la poétique zaborovienne. En parlant de Rembrandt, Jean Starobinski écrit : « Le regard est moins la faculté de recueillir des images que celle d’établir une relation ». Issue du regard obstiné des personnes disparues, astres éteints de notre cosmogonie humaine,  la relation que savent créer les tableaux de Zaborov, parce qu’il l’a éprouvée lui-même, est de type théâtral — songeons à la hauteur d’accroche exigée par l’artiste dans ses expositions, dispositif propice à organiser un face-à-face en « présentiel » selon l’expression d’aujourd’hui, yeux dans les yeux …  Une  relation  forte se tisse entre le ou les personnage(s) du tableau et le « regardeur », le spectateur du tableau : attiré vers l’ intérieur de la toile, il devient le protagoniste des humains qui se tiennent si droits devant lui. Intrigué, il demeure dans un dialogue, un échange subtil où il a été entraîné,tel le spectateur des grandes oeuvres théâtrales qui contiennent nécessairement une énigme, laquelle doit blesser et ne jamais se laisser oublier.

Je ne dirai presque rien des costumes crées par Zaborov pour Bal masqué, je renvoie aux études détaillées qui en ont été faites[3]. Seulement quelques mots sur les masques blancs d’une des séquences du spectacle, qui couvrent non une partie du visage ou même le visage en entier, mais toute la tête et le haut du corps. Ils ont d’abord été moulés sur le visage des comédiennes tels des masques mortuaires puis  ont été refaits en résine blanche bien lissée et prolongés par un carcan qui contraint la nuque et le buste. Ce sont des masques aux yeux creux où on devine le regard des actrices qui percent le trou noir et vide découpé par l’artiste-costumier. Selon le témoignage de Renato Bianchi, le couturier qui dirigeait alors les ateliers de la Comédie-Française, Zaborov termine ses costumes sur les acteurs. C’est Bianchi qui, subjugé par la précision des esquisses « très dessinées » de Zaborov[4], où se révèle une réelle vision des personnages, fait choisir au peintre dans la caverne d’Ali Baba des entrepôts de la Comédie-Française, et dans ses fonds de costumes anciens des 18 et 19 èmes siècles, des étoffes et broderies précieuses. Elles lui permettront de réaliser des collages selon une technique utilisée parfois dans son travail d’illustrateur de livres. Des robes à large panier visible s’ouvrent sur l’entrejambe des danseuses, étranges poupées érotisées, dans une choralité blanche impressionnante : une danse macabre totalement inédite attire les spectateurs intrigués à l’intérieur de la scène, exactement comme dans un tableau de Zaborov. L’hyperréalisme fantastique des tableaux s’incarne autrement sur la scène d’Anatoli Vassiliev d’où ces masques fantastiques,  inventés, émettent aussi d’étranges signaux. 

Ecrit en hommage au grand peintre, ce bref  article n’est pas un adieu. Dans le tableau de Falk, j’ai retrouvé un bref instant Zaborov ; dans les tableaux de Zaborov nous expérimentons la force de la relation, l’entrelacement des temporalités et le travail inlassable sur la mémoire. Outre que ces caractéristiques apparentent sa longue recherche (qui touche presque tous les arts plastiques) à l’art du théâtre, elles mettent en éveil et nos sens et notre esprit, et par cette activité intense nous placent devant la présence silencieuse du peintre, qui  a su voir la lumière de nos empreintes [5] et nous regarde, pour toujours.  

[1]  B. Zaborov, “Progulka”, in Znamia, n°2, Moscou, 2019 .
[2]  Voir l’ouvrage de Pascal Bonafoux , Mikhael Guerman, Béatrice Picon-Vallin , Zaborov , Acatos publishing, 2006 , français-anglais.
[3] Voir idem
[4] Entretien de B. Picon-Vallin avec R. Bianchi, Comédie-Française, juin 2004.
[5] Voir le portfolio composé sur des  poèmes de Tonino  Guerra  qui a  pour titre « Nos empreintes », Verona, 1996.

L’imagination au pouvoir

Exposition « Objets de désir – Surréalisme et design 1924 – 2020 » 

Du 12 novembre 2020 au 21 mars 2021 à la CaixaForum de Madrid. Et ensuite à la CaixaForum de Séville, Barcelone et Mallorca.

Une exposition magnifique en collaboration avec le Museum Vitra de Design de Weil am Rhein, qui l’a déjà présenté, peut se voir actuellement à Madrid. Le bâtiment de la CaixaForum a déjà une architecture moderne récupérant un ancien atelier, qui vaut le détour. Cette exposition présente les créations de designers à partir du surréalisme (rappelons qu’André Breton avait rédigé le Manifeste du Surréalisme en 1924).

Piero Fornasetti. L’assiette décorative. Thème avec variations, 1950

Il y a bien sûr dans cette exposition les grands noms du surréalisme : Dali, Magritte, Aulenti, Oppenheim, Le Corbusier, Giorgio de Chirico, Man Ray avec de tableaux, des photos et des objets mais les objets exposés sont en majorité signés de designers, de stylistes, d’architectes d’intérieur. L’exposition nous accueille avec les portraits de Freud et de Marx. Elle est répartie en quatre salles : Songe du surréalisme, Image et archétypes, Surréalisme et érotisme et pour finir La pensée sauvage.

Les designers s’emparent du surréalisme pour passer outre la valeur d’usage des objets communs et y introduire les associations d’idées, le subconscient pour les « inventer » de nouveau. 

Aldo Tura. La pippa. 1960 Photo Andréa Sütterlin

La valeur d’usage peut disparaitre comme pour ce fauteuil métallique avec des cornes de métal sur l’assise, donc inutilisable pour s’asseoir. Mais il y a aussi un cheval lampadaire de 1m 50 de haut, une desserte pipe, une théière en forme de crane d’animal, etc.

Les objets sont mis en relation avec les tableaux, photos, etc. surréalistes pour montrer l’influence que ces créations ont pu avoir sur la conception de ces objets.

Il y a également des films dont entre autres La Coquille et le Clergyman de Germaine Dulac  d’après le  scénario d’Antonin Artaud.

Des photos d’intérieurs décorés sur le mode surréaliste, des montages de photos d’après le même principe.

Iris van Herpen, Robe Syntopia. Photo Yannis Vlados

À partir de 1924 et dans les années suivant la deuxième guerre, cet esprit a libéré l’imagination des créateurs. En sont sortie des œuvres qui font sourire, rire même, penser, créent une nouvelle vision de l’objet qui modifient notre façon de le voir.

Toute cette inspiration se retrouve encore de nos jours dans des créations de design. Une exposition passionnante. Les œuvres proviennent du Museum Vitra de Design mais aussi d’autres collections et de particuliers.

En tout 285 œuvres réunies pour montrer les facettes moins connues de la répercussion du surréalisme dans l’art mais aussi dans la vie quotidienne.

 

Les initiales « PC » ou Pierre le Magnifique

Aujourd’hui à l’age de 98 ans le grand Pierre Cardin est mort.  J’ai décidé de publier l’extrait de l’ interview qu’il m’a donné en 2003 pour l’hebdomadaire parisien La Pensée russe.          

Chaque année, au cours de la dernière semaine d’octobre, Pierre Cardin organise, au théâtre « Espace Cardin » à Paris, le Festival du film russe « Paris-Art-Moscou ». C’était l’occasion rêvée pour rencontrer le grand Cardin et parler de lui à nos lecteurs.

         Les initiales « PC » sont connues dans n’importe quel point du globe. Pierre Cardin, le célèbre couturier français, est devenu une légende. Il est l’un des designers grâce à qui la mode, au 20ème siècle, est devenue un art ; il était en même temps le premier révolutionnaire de la mode. Si aujourd’hui, on se pose toujours la question « Qui a eu le premier l’idée d’habiller les femmes en mini-jupe : Cardin, Courrèges ou Mary Quant ? », il est absolument indiscutable que c’est justement Cardin qui, en 1959, a été le premier couturier français à créer, en même temps que la collection haute-couture, le prêt-à-porter. Cette idée a été perçue à l’époque comme très subversive, et on l’a même exclu du Syndicat français de la Haute Couture, ce qui, d’ailleurs, n’a pas empêché presque tous les couturiers de suivre son exemple.

         Cardin a été le premier à mettre ses initiales « PC » sur les vêtements, et le premier également à créer une collection pour hommes. A propos, l’image des Beatles en veste sans col est également due à Cardin qui, tout à fait légitimement, est devenu le premier couturier élu à l’Académie Française des Arts et Lettres. Néanmoins, l’activité créatrice de Pierre Cardin ne s’est pas limitée au monde de la mode : brillant designer, il a breveté à ce jour plus de 500 inventions, dans des domaines aussi divers que l’architecture, le transport, la publicité et toutes sortes de spectacles. « Ma devise, c’est de créer », répète le maestro, et il semblerait que son élan créatif ne connaisse pas de limite. En dehors des vêtements fabriqués dans le monde entier jusqu’à la Chine, il crée des meubles, dirige la chaîne des restaurants « Maxim’s », disséminés également dans le monde entier, édite plusieurs revues culturelles, possède des hôtels et quatre théâtres ; il est également « Ambassadeur de bonne volonté » de l’Unesco, etc…On n’arriverait pas à tout énumérer.

         Pierre le Magnifique, c’est ainsi, en paraphrasant le nom du célèbre duc de Florence, patron des arts, qu’on peut appeler Cardin, lui aussi l’italien d’origine. Si l’art en général est une passion qui accompagne sa vie entière, le théâtre représente une passion toute particulière. Il aime en plaisanter : « Dieu merci, il y a la mode qui permet de gagner de l’argent, qu’on peut dépenser par la suite avec succès pour le théâtre. Si, auparavant, je travaillais pour de l’argent, au cours de ces dernières décennies, c’est maintenant l’argent qui travaille pour moi ».

         Lorsqu’on m’a fait entrer dans le bureau de Cardin, à peine ai-je eu le temps de regarder autour de moi, et encore moins de poser la question que j’avais soigneusement préparée : « Quelle femme pourriez-vous appeler votre modèle idéal ? », que j’ai vu le célèbre couturier faire quelque chose de bizarre : Sur la première page de « La Pensée Russe » qu’il avait devant lui, il dessinait avec soin les lettres russes. « Dites-moi, qu’est-ce que cette lettre, qui est comme le P latin ? Ah…c’est un R. Et celle-ci ? Et ça, je sais, c’est une fita, F. Et là ? C’est intéressant, je vais le noter ». Après cette leçon improvisée de langue russe (Cardin a vraisemblablement décidé d’élargir son empire à l’Est), notre conversation, tout naturellement, s’est portée sur la Russie.

 

  • Cela fait très longtemps que je connais les Russes. Vous vous imaginez, j’ai visité la Russie, pour la première fois, en 1962, avec Gilbert Bécaud, quand il donnait des concerts à Moscou. Pourquoi suis-je venu ? Ce pays m’intriguait. Les dirigeants communistes proclamaient qu’ils avaient construit une société où tout le monde était heureux…Un paradis sur terre. Alors pourquoi ne pas permettre à ses citoyens de se déplacer librement, d’aller, de venir ? Si c’était un paradis, alors, bien au contraire, il fallait recevoir tout le monde à bras ouverts. J’avais envie de voir ce pays de plus près, et bien sûr, j’ai été très déçu. Je n’ai rencontré que des gens malheureux, bien que, je tiens à le faire remarquer, je ne m’intéresse pas du tout à la politique. Je me considère comme ambassadeur de la tolérance et de la paix. J’aurais voulu réunir tous les hommes sur terre et essayer de leur apprendre à s’aimer les uns les autres. C’est pourquoi cela fait déjà plus de 10 ans que je suis « Ambassadeur de bonne volonté » de l’Unesco. J’ai toujours aidé les stylistes russes. Valentin Youdachkin, grâce à mon soutien, a été reçu au Syndicat de la Haute-Couture parisienne, alors qu’il y a 30 ans déjà, j’envoyais à Viatcheslav Zaïtsev des valises de tissus pour ses collections. J’ai lu par hasard un article sur lui, et j’ai simplement eu envie de l’aider. Voilà, c’est tout.
  • A Moscou il y avait beaucoup de légendes qui circulaient sur vos relations avec Maya Plissetskaya…
  • C’est Nadia Léger qui nous a présentés l’un à l’autre, au cours de sa première représentation à Paris, il y a 32 ans…

Cardin montre avec plaisir la photo où il est avec Plissetskaya et qui se trouve sur son bureau.

  • Bien sûr, nous avons un peu flirté. Maya est une grande danseuse, mais vous savez, pendant toutes ces années, nous avons été liés par une amitié chaleureuse et sincère. A Paris, elle descend toujours à mon hôtel. Nous nous rencontrons souvent, nous dînons ensemble, et bien entendu, au cours de toutes ces années, c’est moi qui l’ai habillée. J’ai créé également des costumes pour ses spectacles au Bolchoï, « Anna Karénine », « La dame au petit chien », « Les eaux de printemps ». Je suis, depuis plusieurs années, ami avec le poète Andrey Voznessensky. Un jour, il m’a raconté que d’après son poème « Junon et Avos », on avait fait un opéra rock : « Viens voir ! ». Je me suis rendu à Moscou exprès pour le voir, et j’ai tellement aimé le spectacle que j’ai tout de suite donné l’autorisation de le mettre en scène à Paris. On a déjà annoncé la première, 80 personnes sont venues de Moscou ; notez que c’était moi qui avais tout payé, et là, comme un fait exprès, il y a eu cette terrible histoire autour de l’avion coréen, qui a suscité une tension diplomatique sans précédent !          J’ai reçu beaucoup de lettres de menaces : « Si vous montrez les Russes, nous allons brûler votre théâtre », etc…Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit avant la première et je n’arrêtais pas de penser : « Que faire ? Quels rapports ont les acteurs russes avec cet avion coréen ? Aucun, pas plus que le poème de Voznessensky « Junon et Avos ». L’histoire d’amour éternelle, bien qu’on puisse lire l’histoire de l’ambassadeur russe, le comte Riazanov, et de la fille du gouverneur de Californie, Conchie, comme un essai de dialogue entre deux pays en guerre, l’Amérique et la Russie. Bref, il n’a pas été possible d’éviter un scandale diplomatique, et, au cours de la première, le théâtre était à moitié vide. Ni Yves Montand, ni Simone Signoret, personne de ce qu’on appelle « l’intelligentsia pro russe » n’était venu. Et j’ai eu, à ce moment, une idée complètement folle : j’ai téléphoné à « Paris-Match » et j’ai proposé de faire un reportage place de la Concorde, sur le concours des arts entre les Russes et les Américains. A ce moment, les Américains montraient à Paris le spectacle musical appelé « Sophisticated lady » qui, à mon avis, était d’un niveau assez bas, mais c’était sans importance. L’important, c’est que je les ai tous invités à la fête que j’avais organisée avec les Russes, et qu’ils ont accepté tout de suite. J’ai donc rassemblé 70 Américains et 80 Russes, j’ai commandé un dîner chez « Maxim’s », et jusqu’au matin, nous avons dansé, ri et pleuré ensemble. Le lendemain, sur « Paris-Match », il y a eu une immense photo couleur, avec le reportage sur notre rencontre. C’était formidable, et les spectateurs sont venus voir mes Russes. Je vous raconte cette histoire pour que vous puissiez comprendre l’amour que je ressens pour la Russie…
  • Et comment étiez-vous reçu à l’époque de l’URSS ?
  • J’ai toujours été très bien reçu. Dans les années 80, 32 fabriques de textile travaillaient pour moi dans différentes villes ; je leur envoyais des esquisses, et elles fabriquaient des vêtements d’après ces esquisses. Près d’un million de chemises d’hommes par jour !
  • C’est bizarre. Où sont passés tous ces stocks ? A Moscou, je n’ai pas vu spécialement de chemises Pierre Cardin…
  • Ecoutez, je vous ai déjà dit que c’est un pays immense. Vous vous imaginez, il y avait 15 républiques ; pour chaque république, il y avait 75 000 chemises. Dans chaque république, il y a au minimum 10 grandes villes ; dans chaque ville, disons qu’elles étaient réparties sur 10 magasins, et ce genre d’article part tout de suite. La moitié pour la Nomenclature, l’autre moitié pour des amis. Donc, si on fait deux heures de queue au Goum (le plus grand magasin de Moscou), il y avait une chance d’acheter les trois chemises restantes.

J’ai été stupéfaite par sa connaissance de la réalité de la vie soviétique, et Cardin, très content, continuait à me raconter comment à l’époque soviétique, toutes les délégations de Moscou dînaient sans faute dans son restaurant chez « Maxim’s »  et comment il était reçu au Kremlin par madame Gorbatchev, qu’il habillait, bien entendu, également. Sans doute afin de me surprendre tout à fait, il m’a raconté qu’il connaissait Poutine depuis une vingtaine d’années. Ils avaient participé ensemble à des négociations à Moscou, et il en existe même une preuve visuelle. Après quoi, Cardin fouille dans un tiroir, en sort une photo. J’étais un peu incrédule, car l’homme sur la photo ne ressemblait pas tellement au Président russe d’aujourd’hui. Cardin se vexe comme un enfant :

  • J’espère que vous ne croyez pas que je l’ai inventé ?

 

  • Vous disiez qu’autrefois il y avait beaucoup de malheureux en Russie. Et maintenant ?
  • Pas de comparaison ! Peut-être que je me fais une représentation très superficielle, mais aujourd’hui, vous sortez la nuit à Moscou et vous vous retrouvez dans une ambiance de fête. Les gens chantent et dansent ; il y a des restaurants pour tous les goûts. Aujourd’hui, ce sont des hommes libres. Il me semble que la liberté, c’est déjà le bonheur. Il n’est pas possible d’exiger d’un pays, dont les changements datent seulement de 10 ans, après presque un siècle de cruauté dans la politique, que tout change instantanément. Dans tous les cas, le bonheur est en nous-mêmes, dans le travail, dans l’équilibre, dans la vie privée. En 1991, j’ai organisé un défilé géant sur la Place Rouge. Près de 200 000 spectateurs y ont assisté. C’était une liesse populaire, une vraie fête de la liberté. Qui aurait pu penser que sur la Place Rouge, après toutes ces revues militaires, il y aurait un jour la mode parisienne et Pierre Cardin ?

 

        Quant au Festival du Cinéma russe à Paris, Cardin en parle d’une façon très réservée. C’est plutôt encore une bizarrerie de Cardin le Magnifique.

 

  • Depuis longtemps, déjà depuis « Junon et Avos », j’ai gardé la mémoire des brillants acteurs russes, et j’ai eu envie de les montrer de nouveau à Paris. Et qui d’autre aujourd’hui à Paris, à part moi, est capable d’organiser et de payer une manifestation aussi coûteuse ? Plus généralement, j’espère que nous avons discuté assez longtemps pour que vous puissiez comprendre à quel point j’ai des relations chaleureuses avec la Russie.

 

A ce moment, Monsieur Cardin met effectivement un point. Je comprends, à regret, que le temps que mon interlocuteur m’avait imparti pour l’entretien, est arrivé à sa fin.

(EKATERINA BOGOPOLSKAIA, « La Pensée russe », Paris, 30 octobre 2003)

Le Théâtre après le covid: regard d’Italie (faire ou être, voila la question)

Alessio Nardin, metteur en scène, acteur et pédagogue italien ( Venise) partage avec nous ses réflexions sur l’expérience extrême qui est le covid pour l’existence du théâtre (juin 2020).

Comment avez-vous passé ce temps de la quarantaine ? Et comment avez-vous vécu le choc du confinement ?

 -Un moment extraordinaire. Aussi bien du point de vue humain que de celui qui concerne ce dont je m’occupe, le théâtre et le cinéma. J’ai essayé de tout écouter : les voix, les chuchotements, les cris, les questions, les opinions. Voilà ce qu’a été mon activité principale pendant cette période. (Pause). Et ce que j’ai entendu c’est un grand « bruit blanc ». (Pause). Curieusement il me semble que cela a été un moment où, si j’avais dû répondre à votre question,  j’aurais commencé par un long silence. (Pause). Mais comment cela est-il possible ? Il est difficile d’écrire un silence, une pause, et je ne sais pas si les temps de vos lecteurs seront les mêmes que les miens. (Pause). Alors je vous dis concrètement que dans ce temps de quarantaine j’ai pratiqué le silence : ce qui ne veut pas dire rester muet. J’ai essayé d’écouter au mieux de mes capacités tous les sons qui provenaient de l’extérieur au moment où tout le monde avait une urgence de parler ou de faire du bruit. Et parfois carrément beaucoup plus de bruit que d’habitude : peut-être parce qu’auparavant, dans le théâtre et dans le cinéma il y avait beaucoup de voix étouffées et que la pandémie les a fait remonter à la surface. Cela ne veut pas dire que tout ce que j’ai entendu était agréable ou intéressant : parfois cela sonnait faux, c’était strident, assourdissant.

Dans ce contexte et durant cette période quel est alors, selon vous, le rôle des acteurs et des gens de théâtre ?

-(Pause) On devrait se demander où est le virus : Où est-il physiquement ? Ce que j’ai constaté le plus souvent, en tenant compte des réalités européennes que je connais, a à voir avec deux choses. Primo: le théâtre européen, et le théâtre italien encore plus, est très préoccupé par le fait de se sentir indispensable à la cité. Et à mon avis il le revendique à juste titre. Secundo : je remarque, et c’est un paradoxe, que plus il le revendique et moins les gens sont effectivement d’accord avec cela. Officiellement personne ne se lèvera pour dire : rasons les théâtres ! Détruisons-les ! Personne ne sera assez honnête intellectuellement comme le fut dans un grand moment de lucidité le ministre des finances italien d’il y a quelques années (Tremonti) pour dire ce qu’il pensait :  le théâtre n’est pas nécessaire car « avec le théâtre, on ne mange pas ». Personne ne dira qu’à partir d’aujourd’hui le théâtre est un métier d’assistées ou de bénévoles. Personne ne l’a dit et personne ne le dira. Mais ce que je vois c’est que plus les acteurs revendiquent leur caractère indispensable à la communauté moins celle-ci leur reconnaît cette place. En d’autres termes les acteurs et les metteurs en scène continuent à dire obstinément : « Sans nous le monde est de plus en plus pauvre et va de plus en plus mal » – Dans certains cas c’est vrai ! Mais il semble que personne n’ait vraiment besoin du théâtre ou plutôt que théâtre et cinéma viennent en dernière position dans les priorités de la communauté. Il n’y a aucune urgence à les rendre à leur activité : ce sont les derniers à ré-ouvrir dans les décrets. Je constate simplement.

 

Comment est la situation en Italie ? Vous avez vu ou entendu des propositions intéressantes sur comment changer le théâtre durant et après le Covid-19 ?

-Je considère avec estime et fascination les propositions que les acteurs et les metteurs en scène italiens ont faites pour vivre et survivre durant cette période. J’ai entendu de nombreux collègues, célèbres pour certains et que j’estime, dire des choses qui m’ont fait beaucoup réfléchir. Pas tant sur le rôle des acteurs, des metteurs en scène et des artistes au cours de cette période, mais plutôt sur la vision en perspective du théâtre : ils m’ont confirmé que le théâtre comprend des questions non résolues qui remontent à bien avant la pandémie et que la pandémie a fait émerger justement parce qu’elle lui a ôté la possibilité de « faire ». Autrement dit : certaines de ses propositions ont à voir à la résistance du théâtre pendant la pandémie et à son déclin, d’autres ont à voir à un simple soutien et d’autres encore à une perspective d’avenir. Ces trois positions sont différentes. Cela ne veut pas dire que l’une est négative et l’autre positive ou que l’une est meilleure que l’autre. Mais ce sont des concepts qui sous-tendent des essences profondément différentes et qui mènent à des voies totalement différentes. Moi j’ai vu et je vois des gens qui misent sur la résistance côtoyer des gens qui misent sur la survie et d’autres, peu en vérité, qui essaient de voir la perspective au-delà du moment présent, ou plutôt qui essaient de voir ce moment présent comme une impulsion possible pour une renaissance. J’ai souvent entendu dire que le théâtre ne sera plus jamais le même, qu’une nouvelle façon de faire du théâtre doit être inventée. Moi je vous demande: sommes-nous sûrs de cela ? Si je regarde en arrière, il me semble que le théâtre s’est toujours transformé et a toujours évolué artistiquement avec ou sans pandémies et qu’il reste néanmoins identique dans son essence première, en effet c’est seulement en respectant son essence propre qu’il pourra se renouveler véritablement. Les personnalités théâtrales, récentes ou moins récentes, qui ont renouvelé de manière décisive le théâtre ont toujours planté leurs racines dans les principes de base du théâtre.

Concrètement donc que pensez-vous qu’il faut faire aujourd’hui pour les théâtres et les programmations post-Covid19 en Italie ?

-(Pause). La vraie question, et pas seulement pour l’Italie, serait : je fais parce que je suis ? Ou : je fais donc je suis ? Il faut choisir. Théâtre et programmation sont le fruit de choix bien précis. Il me semble que le théâtre italien, et peut-être aussi en partie le théâtre européen, depuis des années est caractérisé par le « faire », faire , faire des productions. Là-dessus se basent les financements, les temps artistiques (qui sans doute à cause de cela ne le sont plus) et aussi les œuvres qui en sortent. La législature italienne, depuis que les théâtres nationaux ont été créés, mise à part la volonté de certains directeurs (qui souvent sont des personnes que je connais et que j’estime) a poussé à l’explosion de cette tendance. Le théâtre européen et le théâtre italien se sont trouvés contraints ces dernières années à faire, faire et « le faire » a, peu à peu me semble-t-il, remplacé « l’être ». Pour « être » tu dois « faire ». Si tu ne fais pas, tu n’es pas. Quand cette pandémie est arrivée et qu’elle nous a cloitrés dans nos maisons, nous nous sommes retrouvés à ne rien pouvoir faire et là ont surgit toutes les questions latentes. Des questions comme : « je fais » parce que « je suis » ? J’ai ma propre identité artistique donc je réalise une œuvre ? Ou inversement : « Je fais » un spectacle en espérant que cela me fasse découvrir mon « être » ? Une chose est sûre et qui ne dépend pas de moi : ce virus nous a obligé à ne pas faire. Par conséquent il ne nous reste que « l’être », quel qu’il soit, quel que soit sa forme.

Étant donné votre riche expérience internationale (Europe, Russie, Amérique du sud), quels sont selon vous les différences essentielles entre la réalité professionnelle italienne et celle à l’étranger : Y a-t-il quelque chose que le théâtre italien puisse prendre ou « voler » aux expériences à l’étranger et si oui, de quoi s’agit-il ?

– Cela pourrait être un cambriolage avec effraction ou un vol à main armée ! Vous me suivez ?Non, je ne suis pas xénophile ! J’aime l’Italie et son théâtre. Par une série de coïncidences et de rencontres heureuses, mon expérience s’est simplement plus développée dans le reste de l’Europe et en Eurasie. Mais je vous dirais ceci : il existe encore des endroits dans le monde où le théâtre est véritablement quelque chose de partagé, dans son essence. Dans ces endroits la participation collective se fait par la nature même du théâtre : c’est la « manifestation » de l’action en scène. Je ne sais pas combien de temps encore ces lieux existeront mais ils existent et on peut les visiter et y vivre. Et c’est cela, je crois, dans l’après Covid-19 que les artistes devraient rechercher, vivre et construire. Mais il faut le faire très vite, dans l’urgence, parce que je ne sais pas encore combien de temps ces espaces dureront car ils sont liés à la nature présente de l’homme, à son organicité. Si vous scrutez l’horizon comme un marin expérimenté, vous remarquerez sans doute que la pandémie est un miroir où les choses qui concernent le comportement humain se propagent rapidement dans le monde et « l’infecte ». Quelque chose naît à un endroit, et grâce à (ou à cause de) l’homme et à ses comportements, cette chose arrive très vite ailleurs. Et cela vaut aussi pour le théâtre. Jouons de paradoxes : si maintenant nous vous bandions les yeux et si nous vous conduisions dans un théâtre européen, ouest européen plus précisément, et que vous ne voyiez pas les affiches et que ne saviez pas qui est le metteur en scène. Si, par jeu, je vous faisais voir trois spectacles de trois metteurs en scène différents, vous risqueriez de ne pas pouvoir me dire si ce metteur en scène est français, italien, espagnol ou allemand. Je ne parle pas de nation, pour ne pas risquer de finir dans une catégorie qui ne m’appartient pas. Je parle plutôt d’une culture, d’un mode de vie, de racines qui nous appartiennent profondément.

Quand cette chose-là commence à disparaître on en vient à un appauvrissement de l’individu. Et il est difficile de voler un pauvre. C’est un danger imminent. Faisons une analogie un peu brutale mais synthétique : à l’époque où nous, italiens, avions à Milan une immense figure de référence, Strehler, à Moscou dans les mêmes années, ils avaient une dizaine d’artistes du calibre de Loubimov, Vasiliev, Shapiro, Fomenko, Efros, Efremov, j’en oublie certainement et je m’en excuse. J’ai eu la chance et l’honneur d’en rencontrer certains personnellement et de travailler avec eux. Imaginez un peu ! Il existait donc une ville dans laquelle vous pouviez tous les trois jours choisir si vous alliez voir tel artiste plutôt que tel autre : on peut vaguement présager de la richesse qu’il y avait là!

Une richesse incommensurable : pouvez-vous imaginer quelles racines avait l’arbre du théâtre russe ? Et pourtant certains jeunes metteurs en scène russe d’aujourd’hui, et je le dis en connaissance de cause ayant travaillé là-bas plusieurs années, regardent du côté de l’Europe avec envie, l’Europe qu’ils cherchent à égaler. C’est incroyable : c’est comme prendre un arbre qui a de puissantes racines et les couper toutes sous terre, puis espérer ensuite que les fruits seront beaux et que l’arbre restera debout. Au premier souffle de vent l’arbre tombera ! Et c’est pourtant un héritage d’une richesse incroyable, que nous italiens devrions leur dérober avec une grande avidité artistique. Bien sûr, pour voler quelque chose vous devez avant tout reconnaître ce qui est précieux. Et maintenant je retourne le jeu : regardez les racines que nous avions théâtralement nous les italiens. Je ne mentionne pas la Commedia dell’arte sinon nous risquons d’ouvrir la boîte de Pandore, il suffit de regarder nos racines plus récentes : Giorgio Strehler, Carmelo Bene, Eduardo De Filippo, Leo De Berardinis. Qu’en avons-nous fait ? C’est la question que je me pose et que je vous pose. Si personne ne possède plus ses propres racines véritablement, qui pourra dérober quelque chose, et à qui ? C’est la vraie question.

Alors quand vous me demandez ce que nous italiens pourrions dérober aux autres cultures ?Je pense que toutes mes expériences  au Electrotheatre Stanislavski de Moscou, au Théâtre National de Strasbourg, à l’Escuela Superior de Arte Drammatica en Espagne, au Brésil, en France, en Pologne et bien d’autres expériences européennes, me disent que nous pourrions dérober cette idée de la nécessité du théâtre pour la communauté.
Dans certains pays, les institutions et les artistes considèrent le théâtre comme indispensable. En Italie cette pensée faisait déjà défaut avant, et depuis la pandémie elle fait encore plus défaut. Parfois c’est l’institution qui fait défaut, parfois ce sont les artistes.

En d’autres termes voyez : je suis un paysan, fils de paysan. Comme dirait quelqu’un, ce sont probablement deux bons bras arrachés aux champs qui se consacrent temporairement au théâtre. Mais qui vient de la culture rurale, sait parfaitement ce que veut dire avoir des racines, que celles-ci soient culturelles ou qu’elles soient liées au lieu où l’on naît. Si vous voulez, juste pour ne pas m’éloigner des exemples précédents, prenez Fellini et tous les réalisateurs de la période d’or du cinéma italien : pour chacun d’entre eux leur origine est évidente et forte, dans chacune de leur œuvre.

-Que suggérez-vous donc de faire pour l’après Covid-19 ?

-Je n’ai pas la prétention d’avoir la solution, mais je vois la prospective. Si les gens qui veulent se consacrer au théâtre ne se tournent pas vers son essence et s’ils ne se nourrissent pas à la source de celle-ci, alors nous aurons peu de chance de retrouver un théâtre vivant auquel nous puissions croire. En d’autres termes si nous parlons d’action, voici comment je l’entends :

L’arithmétique du théâtre c’est « un plus un font trois ». Ce n’est pas une arithmétique où 1 plus 1 font 2 : cette arithmétique-là est celle de la logique humaine. Dans cet espace étrange à n-dimensions que nous nommons théâtre, une autre « norme » est en vigueur et quelque chose de différent se passe : ce qui arrive ce n’est pas que les acteurs plus les spectateurs font deux. Non ! il se passe quelque chose entre eux et ceci n’est pas de mon invention, c’est dans la nature intrinsèque de cet espace à n dimensions. (Pause). La nature de l’homme agissant est quelque chose qui appartient à la nature humaine. C’est une qualité atavique, ce n’est pas une invention et si nous enlevons cette nature agissante à l’acteur nous n’aurons plus rien de l’essence du théâtre. Nous pouvons ensuite discuter sur tout le reste pendant des heures, je veux dire : j’ai ma propre esthétique et j’aime tel metteur en scène, nous travaillons ensemble avec tel ou tel acteur, je me fiche de tel autre. Mais tout ceci n’intervient qu’à partir du moment où sur scène cette nature agissante de l’homme existe. En Europe, mais plus encore en Italie, tout cela se perd pour des questions de personnes et non pour une position artistique tenue entre gens de théâtre. Tout est beaucoup plus simple en réalité. Artistiquement nous devons, et je parle pour moi, accepter que tous les tableaux de Van Gogh ne sont pas des œuvres abouties. Tous les films de Fellini, on peut le dire sans crainte, ne sont pas des chefs d’œuvres. Mais cela n’enlève rien au Génie de Van Gogh ou de Fellini, au contraire. c’est justement dans la nature brutale et spontanée de la créativité que certaines œuvres auront une perspective et d’autres non. Le processus créatif ne peut pas être comme le Pape, infaillible ! Il me semble que le théâtre souffre depuis un certain temps déjà d’un énorme complexe d’infaillibilité, chaque spectacle doit être une réussite. Je ne pense pas que cela nous aide. Tout devrait partir de notre positionnement artistique. Nous devrions être capable de dire «ce spectacle, mon spectacle, honnêtement il faut l’arrêter, la nature agissante de l’homme a disparu ! Mais c’est une position artistique périlleuse, qui rencontrera de nombreuses oppositions aussi bien individuelles (la juste ambition des acteurs) qu’organisationnelles (production, tournées, affiches).

Traduction de l’italien : Vincent Németh

UNE BATAILLE EN DEUX COULEURS: AMPHITRYON D’ANATOLI VASSILIEV À LA COMÉDIE-FRANÇAISE

        

Amphitryon, mis en scène à la Comédie-Française en 2002: c’est une histoire qui, depuis le début, est fondée sur des dédoublements, sur des reflets de miroirs. L’irradiation blanche, les ombres bleues à l’intérieur d’un coquillage: que trouve-t-on, dans ces courbes et passages secrets? Eh bien, c’est Jupiter, toujours amoureux d’Alcmène (jouée par Florence Viala), prend l’apparence de son mari Amphitryon (Éric Ruf). La nuit se prolonge par la force et l’habileté de sa passion, tandis que Mercure remplace temporairement le fidèle serviteur  d’Amphitryon, Sosie (Thierry Hancisse). C’est Molière, gaillard et moqueur, qui bien avant Pirandello, nous taquine encore et encore avec la même question ironique: «Si tu es moi (et, entre parenthèses, cette équation peut être vérifiée de manière assez convaincante), alors qui, pour l’amour de Dieu, suis-je, moi?»  Mais il y a aussi Vassiliev, qui essaie de créer sa propre construction — comme d’habitude, un peu à l’envers; pour lui, c’est encore une histoire qui nous parle de cet effort humain lorsque nous essayons de nous unir à Dieu, ou, au moins, d’attirer son attention vers nous. C’est pourquoi — au milieu du plateau — nous voyons immédiatement une tour à plusieurs niveaux, une ziggourat — la tour de Babel, la tour de Pise, l’amphithéâtre de Pompéi — plutôt quelque chose qui tient à peine, quelque chose de fragile, de naïf, un peu ridicule: l’échelle de Jacob, le bateau volant semi-transparent de tous nos rêves perdus. Cette image surgit sans cesse, sous  des formes différentes, et se reconnaît au claquement des voiles, aux mâts et aux cordages de navire. Quelque chose qui nous rappelle d’ailleurs l’architecture du théâtre de Vassiliev (nommé «École de théâtre dramatique»), rue Sretenka à Moscou — un espace flou et transparent, aux salles en enfilades blanches, où d’une pièce à l’autre rien ne s’arrête ou ne se fige, un espace sans limites…

           Alors: des cylindres blancs de cette tour au centre, à l’intérieur on peut voir une échelle et un poteau de champ de foire  (un mât de bateau?), sur lequel il est également possible de monter. On peut y voir les cordages d’un navire, l’étoffe des bannières, des kimonos archaïques en soie crue — blanc cassé, un peu trop grands pour les acteurs, des volumes presque architecturaux à l’intérieur de cet espace. Les deux couleurs principales sont le bleu et le blanc, conçues pour refléter la tension toujours existante entre ces deux idées contradictoires qui ne peuvent pas s’entendre: la foi et la raison. «Si tu es moi, alors qui suis-je» — en d’autres termes, sur quoi repose tout mon être, qu’est-ce qui tient vraiment ensemble mon «moi», qui est évidemment si fluide, qui existe en flux perpétuel, qui change si souvent, qui hésite et qui souffre? Que choisir comme fondement? Ma raison qui fournit immédiatement le poids nécessaire, le centre stable à l’intérieur de mon ego, ou vecteur oscillant, la flèche frémissante de la foi, avec toutes ses plumes, avec sa pointe acérée, cette flèche qui est toujours dirigée vers le ciel? Cette flèche de la foi qui gratte le cœur exactement comme la flèche de l’amour, du désir érotique — pour la première fois reconnaissable et palpable à cause d’une irrésistible envie de dépasser mon propre «moi», de transgresser les limites de ma propre nature: je désire quelqu’un d’autre parce que je ne me suffis pas, je ne me suffis pas à moi-même.

                   Pour Vassiliev, toute l’idée de la pièce consiste en cette envie d’Amphitryon d’approcher, d’essayer de toucher quelque entité nouvelle en dehors des vertus établies et ordonnées de la loi.  Au début du spectacle, Jupiter n’est pas du tout engagé dans l’histoire; pour le metteur en scène, c’est Amphitryon lui-même, qui essaie d’obtenir de sa fidèle épouse quelque chose de différent, quelque chose de nouveau. Amphitryon, dont le choix a toujours été en faveur de la raison, des justifications et des explications rationnelles, se sent soudain en proie à une certaine insuffisance, à une sensation élusive de manque. Apparemment, il a tout — la loyauté, la générosité, l’amitié, la modération, — même l’amour, assez habituel et normal, — bref, toutes les valeurs raisonnables et sages, tout ce qu’on peut calculer à l’avance et mesurer rationnellement. L’idéal de l’archaïque, l’idéal — si vous voulez — de la société antique en général, avec ses vertus civiques et morales, ses fondements sociaux. Mais il y a ce temps étrange qui approche — le tournant dont parlera alors l’apôtre Paul: si le monde est fondé sur la loi, nous sommes tous perdus… Et pour Amphitryon, ce héros qui a choisi pour son drapeau de guerre la couleur blanche de la raison, tout cela ne peut qu’être ressenti comme une anxiété vague, comme un désir ardent de quelque chose qui n’est pas encore arrivé. Qui lui suce et mord le cœur, qui le ronge de l’intérieur avec une prémonition déconcertante.

           Bien sûr, l’intrigue de la pièce est préservée, mais nous voyons  par exemple, comme Jupiter commence à bégayer et balbutier chaque fois qu’il a besoin d’articuler le mot «mari», «époux», comme — malgré sa substitution, malgré toute cette mascarade apparemment temporaire — il veut être «uniquement un amant» pour Alcmène. Nous voyons enfin cette terrible, tragique tristesse d’Amphitryon, pour qui la fissure de l’univers passe à travers son propre coeur…

           Pour les subtilités de la foi, il n’y a pas de meilleure métaphore que l’amour érotique, et Amphitryon l’exige — peut-être en espérant obtenir de sa femme quelque chose dont il n’est pas pleinement capable lui-même, en la forçant à s’ouvrir, à s’abandonner, à pleurer et à aimer — jusqu’au bout. Et bien sûr, n’oublions pas qu’à l’intérieur de la tradition dramatique française, tous ces jeux érotiques remontent à la langue.  Ici, chez Molière, le texte français pourrait ressembler à une toile d’araignée tenace, trop analytique, trop sèche, avec une lucidité et une transparence qui deviennent un peu trop monotones. En même temps, il donne  à ceux qui participent au dialogue une chance de rebondir sur le trampoline des répétitions, il donne l’occasion d’errer sans fin à l’intérieur du labyrinthe des techniques rhétoriques, à l’intérieur du sophisme élaboré, qui soutient tout avec son treillis cristallin de l’élément même de la parole. C’est là que l’on commence vraiment à discerner l’intonation affirmative, cette intonation particulière de la haute tragédie poétique, qui, selon Vassiliev, devrait vraiment revenir au théâtre. Le discours, élevé au niveau de la poésie, est toujours prononcé, articulé comme à partir d’un point unique, de ce centre qui se situe au-delà de la psychologie, au-delà des caprices et des relations humaines. Le feu fébrile de ce discours, sa chaleur extrême brûle jusqu’au fond tout élément personnel: on n’entend qu’une voix floue et indistincte, les mots eux-mêmes sont séparés par d’étranges syncopes, ils se tripotent comme des bêtes aveugles, ils se détournent et se regardent à nouveau comme les éclats d’un miroir brisé. La culture française est infiniment plus verbale et rationnelle que la culture russe, mais il y a aussi un trait qui les unit, qu’elles partagent: nous savons comment nous enivrer, nous soûler de mots, comment nous laisser emporter par la force même de la langue; nous ne connaissons que trop bien la terrible tentation du  mot poétique, la puissance de son énergie intérieure.

           Il me semble que dans son Amphitryon, Vassiliev a trouvé une image visuelle saisissante pour cette envolée de la parole. Un monologue commence, un monologue adressé à un partenaire — mais en même temps commence un exercice rhétorique, avec sa magie séduisante, envoûtante de la parole, qui agit pour nous toucher, qui nous secoue avec une insistance étrange — et le moment arrive où l’acteur se lève soudainement de sa chaise, où il court en haut, sur le rebord supérieur de la tour. Il empoigne une des cordes suspendues et se met à courir en rond — juste quelques pas — et maintenant il vole déjà, tenant la corde, quelques pas de plus — et voilà — le flottement, le vol, la libre montée de la parole elle-même! Une sorte de «pas de géant» dans sa version verbale: si l’accélération de la phrase rhétorique précédente est bonne, qui sait jusqu’où elle va nous emporter, l’énergie pure de la parole… Plus tard, après la première,  Le Figaro se plaint beaucoup de «ce cirque», de ce traitement irrévérencieux de Molière, mais, à vrai dire, le grand dramaturge lui-même a construit ses phrases à peu près de la même façon: dans ses comédies, on retrouve toujours la même construction primaire, le même élément de base — une sorte de long monologue rhétorique qui oscille, qui tourne comme un volant géant, accumulant peu à peu l’énergie interne d’un mouvement mécanique, progressif… Toutes les disputes amoureuses entre les personnages, construites comme des débats dans un tribunal, comme des disputes savantes (et scolastiques) de philosophes médiévaux… La seule différence est qu’ici le spectateur n’est pas obligé de suivre les arguments logiques des parties — il doit plutôt être sensible au pathos croissant, au bruit montant de la passion, à cet air indistinct, qui naît non pas de la psychologie des personnages mais de la récitation elle-même.

                  L’élément de la parole, — oui, bien sûr, mais n’oublions pas que cette impulsion peut nous emporter n’importe où, cette vague peut laisser le nageur épuisé, allongé impuissant sur n’importe quelle plage oubliée… Pour les Français, le principal mécanisme de sécurité intégré ici est leur rationalisme, leur scepticisme cartésien un peu sec — le revers de la culture essentiellement verbale. Cependant, en pensant à Descartes, il ne faut pas oublier un autre grand contemporain de Molière. Le théologien et philosophe Blaise Pascal a parlé de ceux qui sont intoxiqués par le langage: «Qu’ils en soient soûlés et qu’ils  y crèvent!» En fait, tous ces jeux sont assez dangereux, car le cheval en sueur de la passion (qui, dans la mythologie indienne et, beaucoup plus tard, dans la philosophie religieuse tantrique, est  défini comme vāhana, ou une monture qui vous amène directement à Dieu ou au salut), peut, en principe, transporter le cavalier n’importe où — si vous ne savez pas exactement où vous allez. Et Vassiliev, pour qui les idées métaphysiques sont toujours considérées comme quelque chose qui peut être «touché», vu ou vécu (une entité métaphysique présentée comme une sorte de matière très fine, subtile, obtenue par sublimation alchimique, tout à fait dans la ligne suggérée par Antonin Artaud, mais toujours dans les limites de notre monde naturel, toujours tangible, sensuelle) définit le degré de cette liberté de manière assez précise et exacte. Un vol presque libre — presque un  numéro  de cirque, presque une gymnastique aérienne — mais les personnages ici sont toujours attachés accrochés à leurs cordes, ils volent toujours en cercle, autour du périmètre extérieur de la tour. Et les cordes montent, ces cordes sont tenues par quelqu’un qui a permis à ces personnages de sauter et même de voler de temps en temps. On peut éprouver la vraie passion, on peut faire un effort énorme, mais le résultat final ne dépend pas de nous; c’est quelque chose qui est finalement donné, qui nous est offert comme un cadeau.

         Et c’est pourquoi un homme qui a déjà fait tant d’efforts pour construire et maîtriser ses structures rationnelles, admet à contrecœur que son propre destin ne dépend pas de lui… Une image drôle, un peu naïve, comme si elle était tirée d’une farce mediévale: un  combat entre l’homme et le Dieu, un tournoi de chevalerie entre Amphitryon et Jupiter, une  bataille ultime entre la raison et la foi — la bannière blanche du  chevalier, du samouraï contre la bannière bleue divine. Ça existe comme la lutte de Jacob avec l’ange, et les lamentations de Job, en fin de compte, toute cette histoire éternelle de jalousie divine envers l’homme avec le même impératif — abandonner, jeter tout et ne compter que sur l’amour. Et à l’opposé, ce désir persistant de l’homme de faire un atout de tous ses exploits et de ses bonnes actions, de tous ces points qu’il a acquis par ses propres efforts. Nous sommes assez chanceux, cependant, ici un  juste combat est impossible, et le  Dieu est sûr de tricher à nouveau — que nous le voulions ou non. Il finira par couvrir toutes nos petites vanités humaines avec le bord de son manteau bleu, avec une aile de grâce, et non avec une justice de papier blanc timbré…

          Vers la fin, une solution est proposée à Amphitryon. Le vrai Jupiter entre dans l’histoire; celui qui a vu tous ces jeux d’en haut et a décidé d’intervenir enfin. Les cordes sont à nouveau tirées, la tour fait un mouvement circulaire, et on voit que de l’autre côté elle est couronnée d’un dôme, d’une coupole. Là-haut, c’est Jupiter qui se tient dans l’un des arcs, à l’intérieur de ce temple provisoire. Il se tient tout au bord et parle d’une voix tonitruante et inhumaine, mais le discours lui-même est long, beaucoup trop long même pour un auditeur patient, il est destiné à calmer toutes les personnes présentes, tous ceux qui sont empêtrés dans ces constructions complexes et ces doubles jeux, dans cette histoire d’infidélité conjugale, d’amour érotique et dans toutes les ruses et les  reflets illusoires de la foi. Il continue de parler — et soudain, nous comprenons que ses pieds ne touchent plus le bord de la tour, que lui-même il flotte librement dans les airs depuis longtemps, et que pour cela il n’a besoin d’aucun support, d’aucune corde pour le tenir…

            C’est seulement après cette tentation, seulement après que notre conscience humaine ait trouvé cette fissure intérieure, la fissure entre la foi et la raison, qu’il est devenu possible pour le Dieu de s’adresser directement aux hommes, de leur promettre un contrat différent. La promesse principale, bien sûr, est qu’Alcmène donnera naissance à un héros, un demi-dieu Hercule — en d’autres termes, que le mélange des natures deviendra enfin possible et qu’il viendra un moment où Dieu entrera dans la chair humaine et où toute l’histoire tournera dans l’autre sens. En gage de cette promesse d’avenir, il était fondamentalement important pour Vassiliev de donner à Alcmène une croix en argent (un pendentif, parsemé de diamants, qui a été conquis par Amphitryon dans une bataille, alors qu’Alcmène l’a obtenu différemment, gratuitement — juste pour une nuit d’amour). Sur une scène française, dans une pièce de Molière, bien sûr, cela équivaut presque à un scandale. Jésus n’est pas nommé, mais au fond, on entend une cloche, et une pastorale commence, avec la joie enfantine et naïve de tous ceux qui savent déjà: le temps viendra où ils seront placés auprès de Dieu, pour être égaux à lui — comme ses proches, comme ses amants — et non plus comme ses esclaves. Un accordéon joue, une cornemuse bourdonne, les musiciens d’un petit orchestre s’avancent pour se mêler à la foule, il y a des  jeux  forains et des divertissements  simples, une énorme abeille mécanique jaune vole en cercle, battant lentement des ailes, il y a une exultation générale…

           Et Amphitryon reste seul, assis sur la scène devant un petit rideau, il ne participe pas à l’amusement général. Pour lui, cette   fissure transperce son coeur; et cette déchirure n’est pas un jeu de dissimulation mais une véritable blessure, une véritable bataille à l’intérieur de l’homme lui-même. Ce qui a été facilement donné à Alcmène s’avère beaucoup plus difficile pour un esprit masculin, perçant et dur, toujours victime de son propre orgueil, de son propre rêve d’indépendance. La foi (ou l’amour) ne promet jamais de vraies consolations ou de doux plaisirs, et le moment où l’on se donne est parmi les plus terrifiants. (Rappelons-nous La Lectrice conquise de René Magritte: ce que nous voyons ici, ce n’est pas une jeune femme, plongée dans un doux rêve, fascinée par l’histoire racontée, mais celle dont la bouche est déformée par le cri, celle qui est torturée, blessée presque mortellement par la pure excitation de l’abandon total).

         En guise de post-scriptum: ce spectacle a bien sûr sa propre histoire. Les spectateurs se souviennent d’Amphitryon d’Avignon de 1997, où huit monologues de la pièce étaient mélangés au hasard. Lorsque Marcel Bozonnet (le nouvel administrateur général de la Comédie-Française) a proposé à Vassiliev de faire une mise en scène sur la grande scène de la salle Richelieu, Anatoli lui-même a choisi ses acteurs (ils étaient tous jeunes,  aucun n’avait encore quarante ans, car on savait d’avance qu’ils devraient pratiquer assidument un entraînement verbal et des arts martiaux). Comme cela a été écrit plus tard par Brigitte Salino dans Le Monde: «Attention! Jeune garde en marche! Ils arrivent avec Vassiliev!» Je voudrais en citer quelques-uns, au moins les principaux: Sosie — Thierry Hancisse, qui avait peut-être le mieux maîtrisé le mot, qui avait saisi cette intonation particulière, à la fois familière, spontanée — et enracinée dans le roulement des sons, le jeu des mots, dans l’accentuation de toutes les possibilités poétiques de la langue, Sosie, qui combattait habilement son maître avec un grand éventail chinois; Alcmène — Florence Viala, fragile et passionnée, sérieuse dans les disputes, sérieuse dans la passion, manipulant courageusement les torches brûlantes sur de longues perches, se moquant de Mercure — Jérôme Pouly; Amphitryon, tellement attirant, avec son visage tragique, sophistiqué et naïf à la fois (Éric Ruf); La Nuit  — Éric Génovèse — si adroit et élégant dans ses acrobaties, et d’autres, ceux qui étaient prêts à faire confiance à leur metteur en scène et à essayer autre chose, quelque chose de sensiblement différent de la diction normale, raffinée — et assez muséale — de la célèbre  Comédie-Française.